Interview à Boris Charmatz

Boris Charmatz-ph.Marc Domage

Nommé Directeur du Tanztheater Wuppertal, Boris Charmatz, un des plus célèbres chorégraphes de la danse contemporaine française, nous parle de son solo Somnole, sa dernière création.

Pouvez-vous nous expliquer l’origine de cette création, le premier solo de toute votre longue carrière ?

Contrairement à d’autres chorégraphes qui commencent leur carrière avec la création d’un solo, il s’agit pour moi d’une vraie première. Somnole est une pièce différente, elle naît d’un désir. Je pense que c’est compliqué à expliquer car il s’agit d’un solo d’une heure qui touche aussi à des sphères intimes. Il a été conçu pendant la période du confinement où nous n’avions pas le droit de danser en groupe, de répéter ensemble avec les autres danseurs dans les studios. Je n’avais même pas pu réaliser mon projet avec 400 danseurs au Grand Palais. Je pouvais seulement rester sur mon lit ou être seul dans le studio.

Dans ces moments, je sifflais et bougeais en même temps, dans un état de somnolence ou de demi-sommeil, en laissant venir des mouvements, des musiques, sans vraiment les choisir. J’ai pu mettre à profit ce temps disponible pour ce travail qui conjugue danse et musique. Cette dernière naissait aussi de mes souvenirs d’enfance (en famille on écoutait beaucoup France Musique) mais pas seulement.

J’aime l’idée que les idées chorégraphiques arrivent corps allongé

quand on va s’endormir

quand on somnole

j’aimerais faire un solo somnolant

qui s’inspire de ces états de latence

pour explorer l’hibernation et sa sortie

les ressacs du rêvassement et les cris du réveil

explorer le désir de la passivité

et bouger dans le sommeil….(Boris Charmatz, 2020)

Pour l’accompagnement musical, vos sifflements, vous avez fait appel à votre mémoire. Mais votre corps, comment a-t-il réagi et quelles sensations avez -vous ressenti ?

Comme pour d’autres pièces, cet état de demi-sommeil a été une des sources primaires. Dès l’origine de ma carrière de chorégraphe, quand je voulais absolument créer des gestes neufs, j’obtenais l’effet contraire, rien ne se produisait. Si je ferme les yeux et qu’atteins un état de calme, les mouvements surgissent et je commence à danser. Ce solo est vraiment un archétype de ce processus particulier de création où la danse se produit librement sans prises de décision. J’ai aimé être seul et me laisser guider par des musiques notamment d’Haendel, Gershwin, Morricone, même si elles ne me guident pas forcément. Il y a un équilibre très fragile entre les sons et mon corps, la danse est dans une certaine manière suspendue à mes lèvres. Tout peut s’arrêter si j’ai les lèvres gercées ou si je suis essoufflé. Dans cette pièce je suis seul, seulement accompagné par la lumière.

A votre avis, quel type de relation s’instaure entre la danse et la musique ? L’une des deux prévaut sur l’autre ?

C’est vraiment indécidable, tout est lié à un espace mental qui se crée. Dans ma recherche chorégraphique, je privilégie l’écoute de mouvements intérieurs, je ne veux pas penser à des images ou à des formes précises. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai dansé beaucoup à yeux fermés. La musique représente un paysage mental mais en même temps elle devient physique car je la siffle, entraînant mon souffle, ce qui la lie à la danse. Donc c’est difficile de les séparer.

Somnole est un solo d’une heure qui interpelle un « sensible partageable » car je le danse devant le public qui peut ressentir le mouvement et aussi parce que les musiques nous transportent. Un espace de partage et d’échange nait malgré ma solitude et ma prédilection pour l’improvisation. Souvent on pense que la danse, surtout la contemporaine, est quelque chose d’individuel qui engage seulement le danseur. Pour Somnole, ce n’est pas du tout le cas.

Quel type de rapport avez-vous donc avec l’imaginaire ?

Très étroit, et ce solo est vraiment basé sur l’imaginaire, sur un espace mental où je laisse émerger des sensations. La danse est pour moi vraiment un moyen pour ouvrir l’imaginaire aussi sur la société.

Dans l’interview de Gilles Amalvi publiée dans le dossier de presse de Somnole, vous parlez aussi d’états de rêverie et de mouvements involontaires qui constituent votre matière chorégraphique. Pouvez-vous nous donner plus de précisions ?

Quand j’ai commencé ma carrière professionnelle, je voulais absolument inventer mais je me rendais compte d’être au contraire complètement coincé. Seulement quand j’ai abandonné cette aptitude, j’ai obtenu les résultats souhaités. En laissant venir les mouvements et en laissant la place à mes sensations, je retrouvais des gestes inattendus, notamment classiques ou de protestation, qui échappaient à ma volonté.  En continuant dans cette direction, on peut arriver à évoquer des souvenirs, susciter nos désirs et à retrouver des références au genre, à notre histoire dont il faut tenir compte.

Comment pouvez-vous appliquer ce processus de création à des pièces de groupe dont vous êtes seulement le chorégraphe, notamment 10 000 Gestes ?

J’adore travailler avec beaucoup de monde, c’était le cas pour 10 000 Gestes ou dans le futur avec le Tanztheater Wuppertal, même si j’ai un rapport très intime avec la danse et mon corps, raison pour laquelle j’ai choisi cet art, un vrai langage pour moi.

La chorégraphie est pour moi un lieu d’expérimentation. Si l’on prend l’exemple de 10 000 Gestes, il est difficile pour un chorégraphe d’en créer autant. Vous imaginez, en une seconde 70 gestes sont joués sur le plateau.  Chaque chorégraphe a un style caractérisé par des gestes favoris. J’en ai suggéré quelques-uns qu’ on n’arrive même pas à distinguer quand tous les danseurs sont sur scène. En fait, toutes les fois que la pièce est représentée, je découvre des nouveautés. Je dirige le groupe, la matière chorégraphique est pour moi comme une masse que j’explore, ce n’est pas un dessin prédéterminé.   

Quels sont vos projets en tant que directeur du Tanztheater Wuppertal ?

Pour moi c’est un énorme honneur d’avoir été nommé Directeur. J’envisage de mener un nouveau projet qui témoigne de l’esprit de notre siècle sans oublier l’héritage de Pina Bausch. Beaucoup des choses ont changé depuis sa mort, avec les danseurs et la ville de Wuppertal je voudrais créer un futur pour la compagnie plus proche des changements culturels et sociétaires de notre époque.

Les dates de Somnole:

  • Création dans les Hauts-de-France, 9 et 10 novembre à l’Opéra de Lille
  • 16 – 18 novembre : Phénix, Valenciennes
  • 23 novembre : La Maison de la culture d’Amiens

Festival d’Automne à Paris:

  • 14 – 16 décembre : Eglise Saint-Eustache, Paris
  • 19 – 23 janvier : MC93, Bobigny

Propos recueillis par Antonella Poli, Novembre 2021

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