Winterreise

ph.Brescia Amisano

Winterreise est sans aucun doute une des plus belles œuvres de Franz Schubert et un des meilleurs exemples du romantisme musical allemand. L’intensité et le sens dramatique qui la distinguent surpassent de loin les autres compositions du musicien viennois. Schubert a commencé Winterreise en février 1827, à partir des douze premiers poèmes écrits par Wilhelm Müller en 1824. À la fin de l’été 1827, le musicien découvre un deuxième volume et décide de prolonger son écriture. La solitude, le sentiment d’angoisse, le désespoir dû à la perte de son amour entraînent un pessimisme cosmique qui guide le protagoniste des textes de Müller vers la mort. La découverte de Winterreise amène Angelin Preljocaj à vivre une expérience profonde, un voyage corporel et surtout sonore, une métaphore de la mort. Pour la première fois, le chorégraphe crée pour les artistes du Théâtre alla Scala un ballet dans lequel les émotions suscitées par la musique développent des résonances avec la danse touchant l’esprit des spectateurs. Dans cette interview réalisée lors des répétitions, Angelin Preljocaj nous transporte dans son Winterreise.

Quand avez-vous découvert Winterreise?

Angelin Preljocaj: J’ai découvert Winterreise il y a plus de dix ans et ce fut une expérience particulière pour moi. J’avais le sentiment de vivre un véritable voyage, physique et surtout sonore, qui aurait pu m’inspirer chorégraphiquement. J’avais envie de me l’approprier car c’est un chef-d’œuvre, un véritable joyau musical.

Comment est née l’idée de cette création pour le Ballet du Théâtre alla Scala?

A.P. : Je suis venu plusieurs fois à Milan pour voir la compagnie, tant dans les grands ballets du répertoire classique que dans ceux proposés dans le cycle de musique de chambre. J’ai pensé que ce serait une bonne idée de proposer un de mes travaux pour ce type de programme, conscient de pouvoir créer une relation intime à trois, un triangle magique entre danseurs, musique et public, convaincu que les spectateurs seraient à l’écoute. Je voulais développer une écriture chorégraphique délicate mais en même temps riche. La version que j’ai choisie est l’originale, composée pour piano et chant. Je pense qu’elle parvient à créer une intimité plus étroite avec la musique par rapport aux autres versions avec orchestre. C’est sur cette base que j’ai proposé Winterreise au directeur du Ballet de la Scala, Frédéric Olivieri, qui en a discuté avec le surintendant, Alexander Pereira. Les deux étaient d’accord et enthousiastes à l’idée de me confier cette création.

Quelle a été votre approche ? Vous êtes-vous laissé inspirer plus par les textes, très poétiques, par la musique ou par les deux?

A.P. : Je définirais mon approche comme globale, car je n’ai pas analysé les 24 Lieder individuellement, en respectant leur ordre. Je les ai considérés comme s’ils formaient une seule et même entité. Je pourrais aussi dire que je les ai interprétés de manière impressionniste, dans la mesure où je ne voulais pas les représenter littéralement, c’est-à-dire décrire le contenu de chacun d’eux ; je ne me suis pas arrêté sur les détails. Je me suis laissé transporter avant tout par la sensation totale que la musique de Schubert provoquait en moi ; et c’est l’aspect qu’il m’intéresse le plus de transmettre au public. Mon idée chorégraphique est de créer une véritable résonance entre la danse, la musique et les textes. Dans ma chorégraphie, je voudrais mettre en évidence les contrepoints, les oppositions qui existent parfois entre musique et poèmes.

Ce choix est justifié justement par le fait que chez Schubert aussi, il n’existe jamais une correspondance étroite entre expression musicale et texte. Si nous prenons par exemple le quatrième lieder appelé Congelation, caractérisé par une impression d’immobilité, la partition musicale exprime au contraire un dynamisme très fort : elle nous transporte. Je pense donc que même Schubert s’est parfois mis en opposition avec les textes comme moi. Nous avons déjà vu d’autres productions de Winterreise qui se limitaient à être trop descriptives et narratives. Je ne veux pas de cela. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de susciter l’émotion du public, comme quand nous restons émerveillés et fascinés, par exemple, devant un tableau abstrait de Francis Bacon, sans en comprendre la raison. C’est notre sensibilité qui entre en jeu et nous le fait aimer. 

Winterreise se compose de vingt-quatre lieder divisés en deux livres. Les douze premiers expriment davantage l’état intérieur du protagoniste, les derniers sont plus liés à la nature. Avez-vous gardé cette différence dans le développement de votre ballet ?

A.P. : Pour moi, les douze premiers Lieder marquent une ligne directrice et constituent sa structure. En écoutant plusieurs fois la musique au moins deux fois par jour, avant le début des répétitions et le soir, je cherche et découvre des correspondances, des échos entre un Lieder et un autre. Au cours de ce processus de création, je pense plusieurs fois au cube de Rubik et j’essaie d’organiser mes idées pour trouver la combinaison finale ; tout cela est excitant. C’est un engagement problématique et risqué, mais en même temps, cela me passionne, car c’est l’aspect dramaturgique de mon travail. La vraie signification de mon Winterreise se révèle dans la construction chorégraphique globale. 

Winterreise représente le voyage symbolique de l’âme du protagoniste des lieder de Wilhelm Müller. La solitude, l’angoisse, le désespoir, la nostalgie, le sens de la mort sont présents du début à la fin. Quels aspects voulez-vous souligner ?

A.P. : Je souhaite développer plusieurs idées tant d’un point de vue chorégraphique que scénographique et dramaturgique, suivant un fil conducteur. A partir de sa déception amoureuse, le jeune protagoniste, blessé, tombe dans un pessimisme cosmique qui le conduit au suicide. Le sens de la mort est présent du début à la fin même si c’est parfois de manière plus voilée. En fait, dans le dernier Lieder, le joueur de vielle symbolise doucement le lent appel à la mort. Pour que cela soit clair pour les danseurs, j’ai souligné le parallélisme avec un autre suicide romantique célèbre, celui du jeune Werther de Goethe. La différence entre les deux réside dans le fait que dans Winterreise, le chemin qui mène à la mort est lent, progressif et se poursuit pendant toute la durée des vingt-quatre lieder, comme si on regardait un film au ralenti. Au lieu de cela, Goethe aborde le thème du suicide de manière plus brutale et violente. Pendant les répétitions, j’ai essayé de faire comprendre ce contraste aux danseurs. 

Quel type de processus de création avez–vous employé ?

A.P. : Je ne parle pas beaucoup au début de mes créations. J’essaie, certes, d’expliquer les grandes lignes, mais je ne sais pas non plus où la recherche chorégraphique me mènera. J’aime être transporté par le processus de création ; c’est comme si je me tenais sur l’aile d’un oiseau qui me fait voyager sans savoir où il me posera. Ce qui compte, c’est plus la dynamique créative que le résultat final, car je ne suis pas un ingénieur qui calcule tout à l’avance pour réaliser un projet prédéfini. En fait, je partage la pensée de Picasso qui ne décidait jamais à l’avance quel sujet peindre, car s’il l’avait fait, il n’aurait plus eu aucune raison de le peindre. C’est l’interaction avec les danseurs qui me fait faire le premier pas, puis je continue dans cette direction jusqu’à la fin. Si nous décidions tout à l’avance, nous pourrions éventuellement être déçus par la faiblesse du résultat final qui ne correspondrait pas aux attentes. Nous devons nous abandonner pendant le processus de création. Je pense être un chorégraphe, un artiste et, en tant que tel, je me laisse progressivement nourrir des sensations offertes par la partition.

C’est important car cela me donne l’occasion de découvrir de nouveaux chemins créatifs auxquels je n’avais pas pensé. J’écoute chaque jour la musique avec les danseurs, afin qu’ils puissent l’assimiler, ce qui n’est pas difficile compte tenu de la beauté et de la force de Winterreise. Même les plus jeunes, qui aiment particulièrement d’autres genres musicaux, tels que la techno ou le rock’n roll, restent fascinés et c’est précisément mon objectif, car je veux adapter Winterreise à notre époque et la rendre actuelle. Il y aura des scènes de pas de deux, de pas de trois et de groupe que tous les danseurs apprennent. Je vais ensuite assigner les rôles individuels en fonction des inspirations qu’ils me transmettent. 

Winterreise est l’une des œuvres musicales les plus passionnantes de l’histoire de la musique. Comment pensez-vous que le public d’aujourd’hui peut la vivre, alors que la société contemporaine ne laisse pas de place à l’expression des sentiments ? Quel rôle pourrait jouer votre chorégraphie ?

A.P. : Cette question est très intéressante, car elle exprime certaines préoccupations que je ressens moi-même : en fait, dans le monde contemporain, nous oublions les sentiments. Je me demande comment un jeune homme peut aujourd’hui comprendre la beauté de ce travail et comment je pourrais, avec mes moyens, exciter non seulement les spectateurs cultivés, mais également les néophytes. J’espère que je pourrai sensibiliser le public pour lui faire capter la profondeur de la musique. La première écoute de Winterreise a provoqué en moi une sorte de tsunami, ses sons sont compliqués à comprendre. Ensuite, je l’ai écoutée encore, j’ai essayé de me l’approprier et j’espère pouvoir offrir au public les outils nécessaires pour lui faire apprécier. Cela fait partie de mon rôle de chorégraphe, de créateur et de dramaturge. Comme je l’ai déjà souligné, je ne cherche pas une interprétation littérale : je veux libérer l’imagination de chacun, sans l’influencer avec des références précises et objectives. Je crée de la danse en m’inspirant des espaces et de la dynamique que la musique m’offre. Ce n’est pas facile, c’est plutôt compliqué et je crains le résultat. 

Quels ont été vos choix scéniques ?

A.P. : Bien que Winterreise nous évoque l’hiver, je me suis beaucoup inspiré de l’automne, la saison qui le précède, en introduisant des couleurs ; c’est pour moi un choix très important, loin de la tradition encline à utiliser les tons blanc et gris pour évoquer la neige et la glace. La couleur est aussi un facteur dramatique pour moi, elle représente des moments d’espoir qui sont néanmoins présents dans les Lieder. La scénographie sera globalement abstraite mais avec un impact visuel capable de créer une atmosphère particulière. 

Vous avez conçu les costumes. Comment les avez-vous imaginés ?

A.P. : J’ai également privilégié les nuances d’automne, puis le gris foncé et la couleur pétrole, comme si les corps en étaient recouverts. J’ai pensé à des tissus fluides, préférant parfois les bras et les jambes libres. Ils seront courts ou longs, selon les moments du ballet. 

Y a-t-il un Lieder que vous préférez et qui vous tient le plus à cœur ?

A.P. : Je ne peux pas en choisir un ; il y en a beaucoup. Même ceux qui m’impressionnaient moins lors de la première écoute m’ont ensuite beaucoup inspiré dans le processus de création, ce que je ne pensais pas au début. Les vingt-quatre lieder m’excitent et sont une source de révélations : c’est merveilleux et j’en suis heureux.

Propos recueillis par Antonella Poli  en amont de la création à Milan, Théâtre alla Scala (24 Janvier 2019)

 

 

 

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