Sur le carreau

Chorégraphie : Yves-Noel Genod

La grande salle du Carreau du Temple présente une performance convoquant différents groupes de danse autorisés à converger en ce lieu dédié à l’art ; prestation notable puisque le contexte sanitaire impose la fermeture des théâtres,  salles de spectacles… depuis plusieurs mois ; prestation négociée par Yves-Noel Genod qui nous offre un « hors-temps » magique dans le cadre du festival « Faits d’Hiver 2021 ».

Ce spectacle a été construit au fil des mois, depuis Septembre 2020 quand le chorégraphe a commencé à convier une centaine d’interprètes entre danseurs professionnels et amateurs. Si pendant l’automne la fréquence de leurs rencontres était mensuelle, elle s’est accélérée en décembre (deux weekends) et en janvier (tous les weekends). Jacqueline Samulon, femme éclectique douée d’une haute sensibilité artistique, a participé à cette aventure depuis le début et elle a partagé avec nous son parcours à côté de Yves-Noel Genod : « Nous nous rencontrions régulièrement même si le groupe était fluctuant, nous accueillions des nouvelles personnes à chaque rencontre et certains nous abandonnaient. Nous travaillions notre  imaginaire à partir de lectures de textes littéraires ou d’architecture. Chacun devait improviser dans l’espace à partir de son propre vécu corporel. Nous étions vraiment libres sauf quelques moments où Genod nous donnait des directives, notamment sur les directions à prendre. Cela a valorisé notre expérience corporelle, nous nous sommes appropriés les espaces du Carreau du Temple et notre imagination a permis même d’aller au-delà et de franchir les murs. Enrichissant ! »

Les spectateurs, aimablement conviés à s’installer librement, participent déjà à donner le ton, choisissant d’être assis, semi-allongés au sol sur des coussins, adossés aux murs, autorisés à se déplacer.

Quelques danseurs s’avancent petit à petit dans le vaste espace carré pas à pas, ou en rampant ou par sauts et galopades ; ils sont vite rejoints par l’ensemble des performeurs qui se lancent dans des démarches énergiques, des fantaisies circassiennes, des attitudes cocasses… sur fond musical varié. Tous évoluent, inventent, se rencontrent, se faufilent, se cherchent, s’adoptent en formant des duos fugaces et des portés improbables. Des courses poursuites cohabitent avec des exercices solitaires comme des battements « à la barre » ou des rotations style derviche tourneur.  

Doucement, des frappes et claps divers se font entendre d’où émerge un rythme à l’unisson qui rassemble la dynamique de ce fouillis mouvementé, dont une partie se transforme en une masse agglutinée dans un angle de la pièce.

« Vous êtes tristes, il faut se remettre en mouvement ! » entend-on, phrase prophétique car les contraintes dues à la pandémie (covid-19) brident les velléités, dépriment ou engourdissent les esprits.

Une foule colorée et cosmopolite, aux tenues loufoques et bariolées, s’exprime, à l’image d’une « société recomposée, diverse, joyeuse et agitée ». Puis, les danseurs s’alignent en un long ruban (avec des entorses aux distanciations requises !) traversant la salle, pointant -sur consigne- l’horizon à l’ouest, puis à l’est. L’imaginaire est là… avec un orage qui disperse momentanément nombre de ces gens alors que d’autres s’immobilisent au sol.

Mais, dès le son de menus gazouillis d’oiseaux, la mouvance  générale reprend. L’envie irrésistible de rejoindre la pulsation dansante contamine le public, comme cette jeune femme en combinaison bleue allant retrouver une inconnue dans la même tenue pour partager une improvisation.

Un hurlement retentit, des cris jaillissent suivis de pleurs et rires vite indistincts. Tout s’emmêle dans un lâcher-prise général : un homme de Cro-Magnon sauve une plante verte, une femme traine son voile de mariée, des enfants s’ébrouent dans les vagues d’un tissu bleu…  jusqu’au signal de fin.

A une farandole joviale, laissant quelques danseurs affalés au pied des piliers de la salle, succède une marche tranquille vers des coulisses inexistantes, sous les applaudissements.  

On peut y voir les temps de la vie, les troubles et émotions partagés, les séparations et retrouvailles, les défoulements et grains de folie… Le « show must go on » pour paraphraser J. Bel qui prône l’éloignement du « bien danser » et le plaisir dans la diversité. Être présent-e-s.

Le public, heureux, décontracté, masqué, se dirige lentement vers la sortie, savourant ce moment volé à l’actualité sociétale. C’est une respiration bienfaisante grâce à Yves-Noel Genod et « sa manière d’embrasser le monde et ses individus dans une grande machine à sentiments ». Dont acte !

Paris, Carreau du Temple, 31 Janvier 2021

Antonella Poli et Jocelyne Vaysse

 

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