Ghost/Still Life

Chorégraphie : Angelin Preljocaj

Distribution : Ballet Preljocaj

Still Life-ph.Jean Claude Carbonne

Dans le cadre du Festival Séquence Danse Paris, le centre culturel parisien Centquatre rend hommage à la la sensibilité mémorielle de Angelin Preljocaj.

Ce chorégraphe d’origine albanaise est formé à la danse académique puis contemporaine avec K. Wahner à Paris et avec Merce Cunningham à New York ; il intègre la compagnie Bagouet pour devenir un chorégraphe de renommée aujourd’hui internationale. En particulier il conçoit un Romeo et Juliette (1990) en temps de dictature et des reprises plus populaires (1995, 2015) et récemment une pièce exceptionnelle Gravité (2018)* explorant cette sensorialité des corps dansants, les liens d’altérité et, au-delà, les forces -physiques, mais aussi psychiques- régissant l’univers et la vie relationnelle spirituelle des hommes… que l’on retrouve en filigrane dans Still Life.

La soirée lui est dédiée.

Deux pièces très différentes sont cependant réunies par le concept d’une évocation historique et par la virtuosité des interprètes impliqué-e-s dans des narrations stylisées. Et avant tout par la créativité fertile, ouverte de Angelin Preljocaj qui précise dans une interview** : « Ce qui compte, c’est plus la dynamique créative que le résultat final… C’est l’interaction avec les danseurs qui me fait faire le premier pas, puis je continue dans cette direction jusqu’à la fin… Cela me donne l’occasion de découvrir de nouveaux chemins créatifs auxquels je n’avais pas pensé ».

 Tout d’abord, il s’agit de Ghost, création 2018 pour cinq danseurs conjuguant des membres de la Compagnie Preljocaj et du Ballet de l’Opéra national de Bordeaux, commande initiale du festival Diaghilev de Saint Pétersbourg à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Marius Petipa (1818 – 1910). Né à Marseille, danseur étoile à New-York et à Paris, chorégraphe à Madrid, il quitte l’Espagne et devient Maitre de ballet et Directeur du Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg, demeurant en Russie dès l’âge de 29 ans jusqu’à sa mort.

Marius Petipa est ce revenant, ce fantôme (ghost en anglais) qui s’impose imaginairement sur la scène. Ghost fait intensément revivre cet homme illustre, par touches subtiles, la force de la pièce venant du choix de Angelin Preljocaj de proposer une composition très courte (15min.) en forme de clins d’œil choisis emprunts de contemporanéité. Au travers du prestigieux Lac des cygnes (1895), sorte de quintessence du ballet romantique et du tumulte émotionnel érotisé cher à Petipa, on remarque le costume un brin sportif – soutien-gorge et culotte rouge – mais le tutu court frémissant est là, la souplesse des mouvements ailés des bras, l’équilibre et des variations sur pointes, la pose classique du cygne blanc agonisant, la révision des quatre positions académiques mêlées à des postures non orthodoxes, accroupies.

Les quatre ballerines, alanguies au sol, s’éveillent avec l’apparition bondissante d’un danseur en tee-shirt rouge et justaucorps noir. Il anime le groupe, effectue un manège brillant de sauts, ébauche un pas de deux et hisse une danseuse triomphale dans un porté majestueux, alors que retentissent quelques notes de l’œuvre musicale de Tchaïkovski interrompant la création sonore. Est-ce Petipa lui-même dont la figure rejaillit, réincarnée l’espace d’un instant ? Est-ce le Prince Siegfried épris d’une Odette idéalisée, troublé par son double séducteur Odile ?

Le quatuor et le personnage masculin finissent par s’évanouir ; inertes au sol, ils laissent les spectateurs avec des songes autour de la production de ses ballets*** toujours donnés dans les salles du monde entier depuis l’époque de la Russie Impériale (à l’identique ou réinterprétés, comme l’a fait par exemple Rudolf Noureev à Paris).

La deuxième partie de la soirée est occupée par la pièce Still Life (création 2017).

« Le corps peut transporter un langage » affirme Angelin Preljocaj. C’est par cette voie qu’il choisit de cerner certaines préoccupations culminantes au 17ème siècle sur le destin de l’âme, traduites par des œuvres picturales que sont des « Natures mortes » particulières par la représentation d’un crâne et autres objets signifiants dont la bougie, la tulipe symbolisant la perception anxieuse de la fuite du temps (et de la beauté), le sablier pour l’écoulement du temps et la finitude de la vie.

Ces tableaux dits « Vanités »**** prennent vie sur scène au travers du parcours supposé des êtres humains affrontant des événements personnels, pulsionnels, contextuels. Ils sont six danseurs/danseuses, semblant s’en amuser, assumant le pouvoir de transformation de la danse sur une musique électronique de Ava Noto et de Ryuichi Sakamoto. 

Philippe de Champaigne (1602-1674)-
Vanité ou Allégorie de la vie humaine XVIIème siècle-Musée de Tessé, Le Mans

Pendant quarante-cinq minutes  se déroulent des moments joyeux, inattendus, alertes et rythmés contrastant avec des phases lentes où les interprètes assis sur des cubes noirs, en fond de scène et en clair-obscur, paraissent pensifs, en proie à une certaine méditation ou résignation… Ces cubes, avec lesquels ils se mettent à jouer, deviennent des carcans blancs enserrant la tête, voire un corps qui pourrait se scinder en l’âme et la chair. Comment s’échapper entre Eros et Thanatos ? Comment atteindre l’éternité et périr ?

Dans une veine résolument contemporaine, en tenues sobres, des duos et des évolutions d’ensemble, des gestuelles et attitudes expressives, amoureuses, guerrières avec des maniements énergiques d’épées alternent avec des phases de temps posés, ralentis, amenant à une conscientisation avec l’introduction -tardive dans la pièce- d’objets qui lèvent le doute sur la relation chorégraphique aux Vanités : le crâne mortuaire porté avec précaution et couronné, le sablier, des lumignons.

Enfin, un vaste halo de lumière inonde le plateau et les artistes, il se rétrécit progressivement pour évoquer le déclin de la vitalité humaine terrestre, jusqu’à l’assombrissement final qui estompe les silhouettes. 

C’est alors que, « au grand jour », les danseurs se rhabillent. On remet ses chaussettes et autres futilités indispensables, le plateau se vide et… la vie continue.

Jocelyne Vaysse

* La pièce Gravité fut présentée à la 18ème Biennale de la Danse de Lyon (Villeurbanne, Septembre 2018) et programmée au Théatre National de Chaillot (Paris, Mars 2019) ; Cf Critique de A. Poli du 23 Septembre 2018

** Cf Interview « Autour de Winterreise » donnée au Théâtre La Scala de Milan, le 14 Décembre 2018

*** Don Quichotte (1869), La Bayadère (1877), La Belle au bois dormant (1890), Casse-Noisette (1892) ont précédé Le Lac des cygnes (1895) parmi les ballets les plus célèbres composés par Marius Petipa.

**** Des memento mori, locutions signifiantes dans la Rome antique, reprises au XVème siècle, édictant « Souviens-toi que tu vas mourir », accompagnent souvent les « Vanités » du XVIIème siècle : « Art, richesse, puissance et courage meurent du monde et de ses œuvres, rien ne demeure. // Après ce temps viendra l’éternité // O fous ! Fuyez la vanité. »

 

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