Giselle

Chorégraphie : Peter Wright d'après Marius Petipa

Distribution : Greta Hodgkinson, Sonia Rodriguez, Francesco Gabriele Frola, Guillaume Côté et les artistes du Ballet National du Canada

Greta Hodgkinson, Giselle - ph. Aleksandar Antonijevic

Le Ballet National du Canada a débuté au Four Seasons Center for the Performing Arts, à Toronto, la programmation 2019-2020 avec Giselle, œuvre intemporelle, qui est restée depuis 1841, année de sa création, le ballet romantique par excellence. Il s’agit d’une saison spéciale car Karen Kain, directrice artistique du NBC, célèbre ses 50 ans de carrière.

Giselle est le rêve d’un poète : avec lui, l’histoire simple d’une jeune paysanne séduite par un grand seigneur – moins méchant homme qu’inconscient – se hausse jusqu’à la tragédie et finit par basculer dans le surnaturel. Se perdant volontairement dans les forêts de l’imaginaire que lui ouvre le récit d’Heinrich Heine (le mythe des fiancées mortes qui reviennent hanter par leurs danses fantastiques la mémoire des vivants), le jeune Théophile Gautier écrit le livret de Giselle, avec la complicité du dramaturge Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges. Leur projet se nourrit de thèmes dans l’air du temps, comme le retour à la nature et le goût pour l’irrationnel (notamment le fantastique gothique de ruines au clair de lune et les apparitions mystérieuses). C’est à la fois le désir de retrouver la simplicité, l’authenticité d’une vie “innocente” d’avant la perversion engendrée par l’agitation des villes et l’envie de s’évader d’un monde devenu trop prosaïque et matérialiste : le rêve pour transcender la réalité.

La musique est commandée à Adolphe Adam, la chorégraphie est confiée à Jean Coralli – maître de ballet en titre à l’Opéra de Paris, mais Jules Perrot, par amour pour l’interprète principale, apportera une collaboration plus importante que prévue. Cette réunion de talents fera éclore le chef-d’œuvre du ballet romantique.

La version présentée au Four Seasons Center for the Performing Arts est celle de Peter Wright, ex-directeur du Royal Ballet, créée en 1966, qui avait valorisé les nuances psychologiques des protagonistes.

Dans les soirées des 8 et 9 novembre on a assisté à deux performances d’exception mais différentes pour l’expressivité de ses interprètes. Les étoiles Sonia Rodriguez (Giselle) et Francesco Gabriele Frola (Albrecht) se sont produites dans une Giselle plus fidèle à l’argument, plus simple et facilement compréhensible par le public. Giselle est véritablement la jeune fille paysanne, un peu naïve : elle cède aux avances d’un jeune seigneur et elle tombe amoureuse malgré sa liaison avec un jeune du village, Hilarion. Ils vivent leur histoire d’amour de manière spontanée, fraîche. Rien n’annonce la fin tragique.

Une bonne maîtrise de la technique classique, évidente dès le premier acte dans les variations des deux protagonistes principaux, fait que le ballet reste délicieux, gracieux. Hilarion (Skylar Campbell) est très fort, nerveux, presque violent, quand il découvre la liaison dangereuse de Giselle.  Les étoiles Greta Hodgkinson et Guillaume Côté,  dans les rôles de Giselle et Albrecht le 9 novembre, rendent sur scène une version plus intériorisée où les facettes psychologiques de leurs personnages guident l’action. Cela est évident aussi dans la célèbre scène de la folie qui conduit Giselle à la mort.

Greta Hodgkinson est très lyrique dès sa première apparition : extrêmement fragile, elle se livre inconsciemment à son destin. Quant à Guillaume Côté, chacun de ses gestes dans les passages de pantomime que le premier acte demande est rendu avec une intelligence et une subtilité qui dépasse le simple côté narratif. Il manifeste toute son intention pour profiter de Giselle et mener à terme son plan. Hilarion (Piotr Stanczyk) ne s’épargne pas pour vouloir dévoiler la tromperie dont Albrecht est capable. Quelle force et quelle conviction !

« Je ne connais pas d’autre ballet où la danse donne si parfaitement l’illusion d’une narration dramatique. La danse n’y est pas un exercice de virtuosité acrobatique, elle est expressive : l’action se traduit de la sorte uniquement par des moyens dansants et acquiert une force, une intensité d’émotion rarement égalées », écrivait Serge Lifar en 1942. Et ce fut le cas.

Le deuxième acte est célèbre car il représente l’apothéose de la danse romantique à travers le Royaume des Wilis. Immatérielle et spirituelle, la chorégraphie présente comme élément prédominant et emblématique la figure de l’arabesque, symbole tout au long du ballet de l’immatérialité, qui fait apparaître Giselle dans tout son être immatériel, en apesanteur et donc non soumise aux lois de la gravité, libre de flotter dans les bras du prince Albrecht.

L’arabesque identifie aussi précisément les Wilis : comment ne pas être touché par leur merveilleuse avancée dans laquelle les esprits blancs se croisent, avancent sur scène en exécutant progressivement une série d’arabesques ? Les artistes du Ballet National du Canada ont su créer un moment magique. Les Wilis sont dominées par leur reine, Myrtha. Jenna Savella et Heather Ogden ont marqué ce rôle, difficile, avec autorité. La deuxième danseuse est apparue plus incisive et convaincante pour conduire d’abord chaque mouvement des Wilis, puis pour céder face au désir des deux amants de danser une dernière fois ensemble.

Les deux couples, Rodriguez-Frola et Hodgkinson-Côté, ont fait vivre leurs derniers soupirs d’amour de manière dramatique. Greta Hodgkinson, avec son allure, incarnait la légèreté et toute l’immatérialité d’un esprit ; son partenaire, Guillaume Côté, techniquement parfait dans les sauts et dans les douze entrechats, manifestait au fur et à mesure toutes ses sensations de désarroi, apercevant le moment où il aurait dû s’éloigner de sa Giselle bien aimée. L’aube arrive, il ne reste sur scène que la tombe de Giselle, humble, hornée seulement de quelques fleurs.

Ce furent deux soirées « sacrées » car elles marquaient des moments importants des vies artistiques de Sonia Rodriguez et Greta Hodgkinson : la première fêtait ses trente ans de carrière avec le Ballet National du Canada, la deuxième dansait sa dernière Giselle car en mars 2020 elle fera ses adieux à la scène.

Aujourd’hui, autant que par le passé, Giselle continue de nous toucher : sa chorégraphie, jusqu’au moindre geste, est essentielle et se transforme en un langage de l’âme.

 

Sonia Rodriguez et Francesco Gabriele Frola – ph.Karolina Kuras

Toronto, Four Seasons Center for the Performing Arts, 8-9 Novembre 2019

Antonella Poli

 

 

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