Ils n’ont rien vu

Chorégraphie : Thomas Lebrun

Distribution : CCN de Tours

ph.Frédéric Iovino

Ils n’ont rien vu, dernière création de Thomas Lebrun, directeur du CCN de Tours, présentée du 4 au 7 juin derniers pendant le festival Tours d’Horizons organisé à Tours, marque les esprits.

Cette fois, le chorégraphe réfléchit sur la catastrophe d’Hiroshima, un voyage dans la mémoire d’un évènement marquant pour l’histoire de l’humanité. Il s’agit d’une pièce importante, chargée de significations et qui, par parti pris, s’est soustraite à toute logique commerciale imposant des temps de réalisation serrés.  Le titre fait référence au film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour (1959), dont le scénario avait été écrit par Marguerite Duras. La pièce ne veut pas être une réécriture chorégraphique du film, le propos n’étant pas cela. En fait le récit : « Tu n’as rien vu. Rien », prononcé par le protagoniste du film, est seulement un point de départ pour la conception de la pièce.

Thomas Lebrun veut plutôt s’interroger sur les sentiments, sur l’atmosphère et sur les conséquences qu’une telle catastrophe a suscités en concevant la pièce dans une dimension temporelle dilatée. Pour « voir », le chorégraphe a pris tout le temps nécessaire pour s’emparer de l’histoire : avec sa compagnie, il s’est rendu au Japon pour recueillir des témoignages, rencontrer des hibakushas (survivants de la bombe atomique), partager des expériences uniques avec le maître et les jeunes danseurs de kagura (rite artistique shintoïste, consistant globalement en une danse théâtrale), côtoyer l’artiste Rieko Koga, créatrice du boro, seul et unique élément de décor. Celui-ci, un grand tapis de 8 mètres sur 10 cousu à la main et composé d’anciens et d’actuels tissus venus d’Hiroshima et d’autre villes, se métamorphose tout au long de la pièce : au début il est plié, ensuite il est déplié pour couvrir le sol de la scène ; puis il devient une rivière, une vague et un fond de scène haussé derrière les danseurs, devenant symbole de mémoire.

Le processus de création s’est étalé sur trois ans, le but étant de se nourrir de la culture et de l’émotion encore suscitée par les lieux pour se les approprier, sans être soumis à des limites temporelles.

La rencontre avec l’amie de Sadako, la petite fille aux mille grues, ouvre les portes à l’art de l’origami.

On rentre lentement dans l’atmosphère de la pièce grâce à l’évocation de cet ancien art japonais du pliage : les neuf danseurs, tous alignés sur scène, plient attentivement leurs papiers ; leur gestes silencieux marquent l’écoulement du temps qui semble infini. Le deuxième tableau révèle les qualités de l’écriture chorégraphique de Thomas Lebrun. Un duo délicat marque la transition vers le moment le plus cruel de la pièce, celui de l’explosion. Les membres des danseurs, jusqu’à leurs doigts, sont touchés. Lentement, en slow-motion, ils se plient, se contractent, affaiblis ; les visages des interprètes expriment la douleur qu’ils subissent en se levant vers le ciel pour implorer secours. La violence et la brutalité que la scène dégage contraste avec leur chute au sol, lente, sans pitié, qui laisse tout le temps au public de s’immerger et de la saisir profondément.

Ce qui reste sur scène est un corps brulé, monstrueux, rouge comme le feu de l’explosion : défiguré, anonyme dans sa combinaison toute rouge, il est l’image de la catastrophe qui n’a rien épargné. Ces deux passages touchent à la fois par la leur conception apparemment simple et par leur puissance émotionnelle.

Après autant de désolation, on pourrait être étonné par le tableau suivant où l’harmonie et la géométrie des danses traditionnelles japonaises créent une parenthèse de soulagement, symbolisant la survivance et la continuité de la vie ; mais cela ne dure pas longtemps. Une musique rythmée par les tambours japonais accompagne un défilé livrant un message culturel et humain qui traverse les siècles : personnages carnavalesques, indiens, représentants du Ku Klux Klan, soldats nazis exhortent le public à réfléchir sur son futur. C’est un avertissement pour nous tous que ces images qui retracent l’histoire de cultures différentes. L’apparition dans le final de l’interprète Akiko Kajihara, avec sa petite grue en papier, symbolise poétiquement la défense de toute origine et le patrimoine de chaque civilisation.

Ils n’ont rien vu sera accueilli à Chaillot-Théâtre National de la Danse à Paris du 5 au 11 Mars 2020

Tours, Théâtre Olympia, 7 Juin 2019

Antonella Poli

 

 

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