Se méfier des eaux qui dorment

Chorégraphie : Yvann Alexandre

Musiques : Tchaïkovski, Morizeau

Se méfier des eaux qui dorment-ph.FC Photography

Se méfier des eaux qui dorment d’ Yvann Alexandre était initialement programmé pour ouvrir au Théâtre de la Cité Internationale le 14 Janvier denier le Festival Faits d’Hiver, l’un des rendez-vous incontournable de la danse contemporaine à Paris. Cet événement festif qui aurait dû être marqué par cette création a été annulé pour les raisons que nous connaissons. Un public restreint composé de journalistes et de professionnels ont pu se réunir pour assister à la représentation le jour prévu de la création, une présence qui a voulu valoriser et gratifier le travail mené par toute la compagnie.

Malgré la signification littérale du titre, la pièce est une relecture du Lac des Cygnes, ballet majeur du répertoire de la danse. Son chorégraphe nous avait confié ses intentions en novembre dernier dans notre interview, « ça fait longtemps que je voulais créer mon Lac des Cygnes, ce grand ballet du répertoire. Contrairement à d’autres, mes collègues qui se confrontent à d’autres grandes pièces classiques, notamment au Sacre du Printemps ou à Roméo Juliette, je n’hésitais pas. Pour moi le choix ne faisait aucun doute. Son livret a déjà fait l’objet de nombreuses relectures et dans mon vécu je l’ai toujours considéré comme une histoire violente, terrible, politique et sexuée, qui interpelle la place de la femme, malgré les apparences liées à des images esthétiques. Certes, il est un ballet aussi extraordinaire et surprenant, qui fait voyager pour nous ouvrir à une dimension surnaturelle ».

Effectivement, en assistant à la représentation, on rentre dans une atmosphère immatérielle qui dépasse toute référence narrative. Les différences entre actes blancs et noirs dégagent grâce à l’interprétation des danseurs.

Se méfier des eaux qui dorment nous captive et trois facteurs contribuent à sa puissance : la conception chorégraphique, la gestuelle et l’interprétation des choix musicaux.

Yvann Alexandre prend le parti d’une chorégraphie abstraite, très écrite, précise, comme c’est son habitude. Il dessine des espaces grâce à des danses de groupe qui suivent des lignes et des diagonales très exactes, et même dans le solo le danseur occupe la scène rarement frontalement, créant une ouverture du plateau. Il n’a pas voulu attribuer dès le départ de la conception des rôles bien définis à ses danseurs. Ceux-ci se laissent emporter par leurs émotions, leurs corps ont la capacité de capturer le spectateur grâce à l’intense exécution des mouvements, lents ou rapides. Ce sont des corps incarcérés, empêchés mais vibrants.

Venons en à la gestuelle. Yvann Alexandre donne une grande importance aux bras, ce qui ne surprend pas en pensant au Lac des Cygnes. Mais c’est juste une allusion car les ports de bras sont complètement réinventés : linéaires, fluctuants, jamais on ne peut retrouver les mouvements stéréotypés que nous connaissons du Lac des Cygnes classique. Leur justesse est dans la précision, quelle que soit leur direction dans l’espace ou dans les diagonales avec un autre danseur .

Subtiles et délicats, ils amplifient le dessin chorégraphique devenant « Signes », un des propos du chorégraphe. Nous retrouvons beaucoup d’amour, de tendresse dans les portés. Les corps sont à la fois compressés, empêchés et engagés dans une physicalité exprimant aussi le sens de rébellion. Cela provoque un effet de surprise.

Quant à l’interprétation des choix musicaux, c’est l’élément qui nous surprend fortement. A côté des extraits du Lac des Cygnes de Tchaïkovski dans une version très romantique interprétée par le USSR State Academic Symphony Orchestra, sous la direction d’Evgeny Svetlanov (2000), des musiques contemporaines de Jérémy Morizeau et une collection de sons enregistrés en Amazonie dans les décennies 1950-1970 suggérés par Madeleine Leclair, conservatrice du département d’ethnomusicologie au MEG (Musée d’ethnographie de Genève), créent un espace sonore sans contrastes qui d’une part permet de marquer les passages entre les différentes scènes et d’autre part d’amplifier la relecture contemporaine du grand ballet classique.

ph.FC Photography

S’il pourrait paraître difficile de se confronter à la partition de Tchaïkovski, le résultat nous enchante. C’est sur cette dernière que Yvann Alexandre écrit sa partition chorégraphique en choisissant de valoriser certains accents, sans jamais la dominer. La danse et la musique s’alimentent réciproquement tout en s’amplifiant. Le final respecte l’atmosphère ténébreuse qui nous fait frissonner : il fallait bien Se méfier des eaux qui dorment….peu importe, espérons revoir bientôt la pièce et surtout avec un public comblé qui emplit les salles.

Pour connaître davantage sur le processus de création de Se méfier des eaux qui dorment :

Paris, Théâtre de la Cité Internationale, 14 Janvier 2021

Antonella Poli

Partager
Site internet créé par : Adveris