Ma Bayadère : Interview à Jean-Christophe Maillot pour sa prochaine création mondiale

Jean-Christophe Maillot-ph.Alice Blangero

Du 27 décembre au 4 janvier prochain, Les Ballets de Monte-Carlo présenteront au Grimaldi Forum de Monaco la création mondiale Ma Bayadère de Jean-Christophe Maillot. Le chorégraphe abandonne la vision exotique des versions de Marius Petipa (1877) et de Rudolf Noureev (1992) pour se plonger dans une relecture qui met en exergue les relations humaines entre les danseurs et son amour pour la danse. Dans cette interview le chorégraphe nous livre ses propos sur cette création.

A. Poli
Comme première question, je voudrais savoir ce que représente pour vous la figure de la Bayadère, cette figure féminine qui a inspiré l’imaginaire d’écrivains comme Goethe notamment, avant même que Petipa crée son ballet ?

J-C. Maillot
Je l’ai appelée Ma Bayadère parce que je ne me pose pas trop la question de l’histoire ou des racines. Je me pose les questions : Qu’est-ce qui est pour moi ma danseuse sacrée ? Qu’est-ce que cela représente pour moi quand on parle d’une Bayadère ? Qu’est-ce que c’est qu’une danseuse sacrée ? Qu’est-ce qu’il y a de sacré chez une danseuse ? Qu’est-ce qu’il y a de sacré dans mon histoire avec le rapport aux danseurs, d’ailleurs en général ? 

Et c’est vraiment une mise en abyme de l’histoire de la Bayadère au travers de ce que j’ai envie de raconter, c’est-à-dire l’émerveillement qui est le mien devant le corps féminin et devant ses capacités à traduire et à exprimer des choses à travers la danse. C’est vraiment une ode pour moi à la féminité. Il y a une forme de liberté exceptionnelle entre Nikiya et Gamzatti, qui est pour moi une espèce d’arc parfait aux deux extrêmes du comportement humain.
Cette dimension humaine s’explique dans la manière qu’ont finalement ces deux êtres de se rejoindre et devenir complices. Je pense même, dans l’absolu, qu’il y a une forme d’amour entre Nikiya et Gamzatti, l’une rêvant d’être l’autre et l’autre rêvant d’être l’une. Il y a un lien révélateur entre les deux femmes qui fait qu’elles se retrouvent.
En fait, au centre de Ma Bayadère, il y a vraiment la relation entre Nikiya et Gamzatti.

 

Donc, dans votre chorégraphie, il n’y aura pas de références à la Bayadère classique, d’un point de vue des décors et de l’ambiance ?

Alors, c’est justement là le clin d’œil ! Dans ma version, on retrouve une compagnie de danse qui est en train de répéter la Bayadère traditionnelle. Donc, sur scène sont présents les costumes originaux de la Bayadère, une partie des décors, la musique de Minkus bien sûr.

Si, à une première écoute, cette musique peut susciter très peu d’intérêt, je l’adore. Je l’écoute et elle me fait vibrer. Et par ailleurs tous les danseurs, à un moment ou à l’autre de leur carrière, ont dansé sur la musique de la Bayadère, que ce soit dans le vrai ballet ou seulement dans le studio, ou encore pendant des compétitions de danse.

On est imprégné en permanence d’un parfum probablement nostalgique de ce qu’est la Bayadère à l’origine. Mais elle est débarrassée complètement de sa situation sociale, politique ; elle est vraiment rebasculée dans la réalité du rapport humain qui est, en fait, très très proche de ce qu’on peut vivre dans une compagnie de danse.

Parce que, si l’on part du principe que Solor et Gamzatti sont un couple de danseurs confirmés, voire étoiles, ou en tout cas des personnes admirées parce qu’ils ont quelque chose d’exemplaire, que le rajah incarne le chorégraphe avec qui Gamzatti et Solor ont à peu près tout créé ensemble, que Brahmane est un maître de ballet qui a l’intention de pousser les jeunes danseurs, car le cycle infernal nécessaire au renouvellement d’une compagnie oblige à toujours tourner son œil vers les jeunes, que Nikiya est la jeune danseuse prometteuse qui fait peur à tout le monde mais que tout le monde admire, alors on peut dire que tous les protagonistes sont en train de vivre l’histoire de la Bayadère dans leur vraie vie. Je ressens une proximité avec le film All About Eve.

J’ai aussi beaucoup parlé avec Alexeï Ratmansky, qui avait créé sa version pour le Staatsballet de Berlin, en effectuant un travail remarquable basé sur ses recherches historiques. Il y a des clins d’œil et des références à cette version là, mais en fait, ce qui m’intéresse personnellement, ce n’est pas de montrer les danseurs en train de danser la Bayadère mais plutôt de représenter l’histoire relationnelle entre les gens, les individus, les danseurs. D’ailleurs, Nikiya s’appelle Niki, Gamzati s’appelle Gamza, Solor s’appelle Solo. Il y a des allers-retours entre l’imaginaire et la réalité, des petites références qui montrent qu’on est presque là mais qu’on n’y est pas toujours.

Et c’est donc dans le premier et le deuxième acte qu’on retrouve cette confrontation entre ces danseurs, entre cette famille, entre ce monde, parce que j’avais envie plus que tout, à mon âge, de parler de la seule chose qui me passionne vraiment dans la danse, le travail dans le studio. Et dans le studio, il se passe des choses extraordinaires : la première et la deuxième distribution qui travaillent ensemble, les danseurs qui répètent de grands solos considérés comme extrêmement difficiles, classiques, qui ne réussissent pas toujours ou qui réussissent… Enfin, j’ai envie d’exprimer toutes ces réalités qu’on vit au quotidien. Mon intention est précise mais, dans le processus de création, les chemins pour l’atteindre peuvent être différents. Il y a toujours une part de mystère et de magie dans une création.

Ce que je sais, c’est que Nikiya ne mourra pas avec un serpent ; mais si l’on considère que Nikiya est une danseuse, qu’est-ce qu’est la mort pour une danseuse ? Par exemple, cela peut être mon expérience personnelle, quand je me suis cassé le genou, ou bien se retrouver dans une situation où l’on ne peut plus danser parce qu’il y a un problème, un accident. Et c’est un monde entier qui s’effondre à ce moment-là.

La mort, pour un danseur, correspond au fait qu’un jour il doit s’arrêter de danser, ce qui est d’une violence extrême. Je veux aborder ces thèmes plus intimes concernant la carrière des danseurs, les rapports de séduction très forts quand on danse avec une partenaire, parfois aussi des rapports de répulsion. Comment peut-on surmonter tout cela ?

On sous-estime toujours l’intensité réelle, charnelle, du rapport des danseurs entre eux. Ils entrent dans une intimité tellement forte par les corps qui sont proches l’un de l’autre, qui respirent tout près l’un de l’autre, qui transpirent pendant qu’ils travaillent.

Tout cela génère des choses assez fascinantes à observer. Quand on parle de mise à nu, je pense qu’il y a peu d’artistes qui soient autant mis à nu que les danseurs quand ils travaillent entre eux. Et donc, c’est pour ça que j’ai envie que Ma Bayadère touche à ces aspects.

Il y a des tutus et des accessoires de la Bayadère classique sur scène car la compagnie est en train de la répéter.
Mais l’intention n’est évidemment pas de représenter littéralement les anciens personnages. Par exemple, la Bayadère est la gardienne du feu sacré, mais qu’est-ce qu’est le feu sacré pour des danseurs ? Le feu sacré pour un danseur, selon moi, c’est une barre.

Il n’y a rien de plus fort, de plus important, de plus précieux que la barre. Ce qui remplace le feu, dans le premier acte de Ma Bayadère, c’est en effet une barre. Et je pense au rapport du danseur à cette barre, comment il se développe, comment il le vit, comment cette barre peut être, si on s’en sert bien, un partenaire amoureux ou aussi quelque chose qui vous défie, si l’on s’accroche trop à elle, si on ne tient pas debout.

Ma Bayadère-Répétitions-ph.Alice Blangero

Toute cette relation-là au corps, au danseur, au rapport les uns avec les autres, j’ai envie de l’expliquer dans le premier et le deuxième acte. Celui-ci sera pour moi comme une répétition, comme si la compagnie était en train de répéter la Bayadère en studio, mais tout en vivant de manière personnelle et unique les anecdotes qu’on vit réellement dans la narration de la Bayadère. Et puis le troisième acte, l’acte blanc, constitue pour moi la grande question, puisque c’est vraiment la référence absolue de ce ballet pour le grand public. C’est l’acte fameux du Royaume des Ombres. Il y aura une descente des Ombres, c’est une des premières choses à laquelle j’ai pensé, mais pas celle qu’on attend. Je préfère que le public découvre cet acte en décembre prochain.

C’est une des premières fois où la narration apparaît vraiment en filigrane : il y a le rêve absolu pour Solor de vivre son amour avec Nikiya, et dans le ballet Solor aimerait beaucoup danser avec la petite Nikiya mais Gamzatti ne lui laissera pas le choix, il doit danser avec elle, d’autant plus que le chorégraphe ne veut pas que Solor danse avec Nikiya.
Quand Nikiya se blesse violemment et en meurt, il y a un non-accomplissement pour Solor d’avoir pu danser avec quelqu’un d’autre que son habituelle Gamzatti et il n’aura jamais la chance de vivre cette expérience.

D’une certaine manière, je transpose mon propre accident à Hambourg, le soir de la générale de Roméo et Juliette quand, à la fin de mon solo, je m’étais écrasé par terre, tout seul sur scène, face à une salle pleine de 1500 places. Mon genou s’était déboité et je savais que je n’allais pas redanser. Tout ce que j’avais construit depuis 17 ou 18 ans s’arrêtait tout d’un coup.

Je vivais cet immense moment de solitude, ce moment où l’on est tout seul, où l’on sait que personne ne va pouvoir nous aider ; il y a une dizaine ou une vingtaine de secondes où l’on n’est pas encore sûr que c’est vraiment le cas, parce qu’on est par terre, qu’on n’a pas pu se relever, qu’on n’a pas pu vérifier que son genou est vraiment cassé ; on sait au fond que c’est le cas, mais on ne veut pas y croire.

Le troisième acte fait référence à cela. A l’instant où Nikiya va mourir, il y a ces quelques secondes où elle peut encore rêver à une vie parfaite. Et la vie parfaite, pour un danseur, serait la possibilité d’être dans une compagnie de 50 personnes où tous sont sur scène sans aucune inimitié, où il n’y aurait que le plaisir de la danse, de vivre ensemble, que l’extase absolue du moment chorégraphique où tout le monde laisserait de côté son ego, ses douleurs, ses difficultés, ses frustrations, ses manques, et finalement pourrait de manière extrêmement jouissive et joyeuse passer au-dessus des nuages une vingtaine de minutes ensemble, à juste aimer et pouvoir danser sans se poser de questions.

Je vais aussi créer un quatrième acte où la compagnie pourra danser finalement la Bayadère, après l’avoir tant répétée. Et Nikiya, morte, rêve de danser ce ballet qu’elle ne dansera jamais. Le final est une surprise.

Avec cette création, j’ai envie de revenir un peu au plaisir de l’écriture académique, de voir les danseurs danser au même titre qu’ils font la classe tous les jours. J’ai envie de les voir se confronter à la complexité, la difficulté technique, le plaisir de travailler, la virtuosité.

Ça, c’est un peu un rêve pour moi qui montre mon amour pour la danse et, pour cette raison, je souhaite partager cette création avec les danseurs que j’ai appelés à être tous présents dans le studio. Je compte en fait mettre sur scène 50 danseurs ; je souhaite que ce soit vraiment une aventure collective. Je ne me pose pas la question de savoir si ce ballet va être novateur ou pas, si l’écriture est originale ; j’ai juste envie de mettre à nu le simple plaisir que j’ai, moi, à vivre avec ces danseurs depuis 30 ans dans les studios.
Voilà, en tout cas ce n’est pas par égocentrisme mais bien par honnêteté que je l’ai appelé Ma Bayadère.

Donc, pour résumer, je peux dire que d’un point de vue philosophique, il y a cette intersubjectivité qui existe dans les compagnies de danse, qui est basée sur les échanges corporels qui sont très intenses, comme vous l’avez dit.
Mais il y a aussi justement quelque chose d’autobiographique, votre accident qui vous a empêché de continuer votre carrière de danseur. Et aussi peut-être, je dis peut-être, la figure de votre danseuse sacrée Bérénice Coppieters, devenue également votre compagne de vie ?

Bien sûr, il est évident qu’elle est partie prenante, même dans l’écriture avec moi, car elle a tellement incorporé le style de mes mouvements qu’elle arrive à transmettre exactement aux danseurs mes intentions. Je m’aperçois que Bérénice, en fait, peut représenter Nikiya, mais aussi Gamzatti.

C’est-à-dire qu’elle a été cette jeune danseuse qui est arrivée dans la compagnie, qui m’a énormément inspiré et qui a dû faire face à des danseurs beaucoup plus expérimentés, mais aussi danser avec des chorégraphes comme William Forsythe, Maurice Béjart, Sidi Larbi Cherkaoui et d’autres encore. Elle est devenue à un certain moment cette danseuse inspiratrice pour des plus jeunes. Le temps venu, elle a arrêté de danser.
Ce qui m’intéresse le plus, c’est le rapport entre Gamzatti et Nikiya. Parce qu’au fond, elles représentent la même personne. La différence est que l’une a accompli quelque chose et que l’autre est en devenir et va l’accomplir.

Malheureusement, Nikiya ne va pouvoir l’accomplir que dans l’illusion et dans le rêve. Parce que dans la réalité, ça ne se passera pas. Peut-être que c’est aussi une manière de dire qu’avoir du talent à 25 ans, ce n’est pas la même chose qu’à quarante. Accomplir une carrière, c’est beaucoup plus compliqué. Donc, c’est peut-être aussi une forme de réflexion sur la longévité, sur la possibilité d’aller… Et c’est une question que je me pose personnellement, car cela fait 42 ans que je dirige une compagnie non-stop ; et que je chorégraphie non-stop. Je me surprends parfois à me dire que je suis encore là…
Qu’est-ce qui fait que je peux être encore en vie artistiquement, émotionnellement, dans ce monde-là ?
C’est pour moi une question assez fascinante.

Vous avez le feu sacré de la création, c’est le cas de le dire….

Peut-être. Mes dernières créations ont été Coppél-i-a en 2019 et l’Enfant et les sortilèges en 2023, et j’ai encore une grande envie de créer.

Propos recueillis par Antonella Poli

Les Ballets de Monte-Carlo

Ma Bayadère de Jean-Christophe Maillot

 Du 27 décembre 2025 au 4 janvier 2026 – Grimaldi Forum de Monaco

Musiques : Léon Minkus

Décors et costumes : Jérôme Kaplan

Lumières : Jean-Christophe Maillot et Samuel Thery

Avec l’Orchestre philarmonique de Monte-Carlo dirigé par Garrett Keast

 

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