Regardez la danse!

Philippe Verrièle, critique de danse, avec la série « Regardez la danse ! » s’adresse aux initiés et aux amateurs, aux lecteurs et aux spectateurs. Cinq livres, formant une unité, répondent à cinq questions essentielles incitant à une belle et nouvelle réflexion autour de la danse, avec un choix éclairant d’illustrations.

Livre n°1 Qu’est-ce que la danse ? – Qu’est-ce qu’une œuvre dansée ?

La danse est d’une diversité exponentielle, excluant toute définition univoque : on danse par plaisir, par engagement (cérémoniel, sociétal,…); les pas sont réglés avec les danses de cour (Renaissance, baroque…), de tradition (fest-noz, bourrée…), de salon ou bien ils s’improvisent, deviennent « hors contrôle », les patterns apparaissant alors comme « garde-folie » en faveur de l’Ordre social. Le « ballet » évolue au fil des siècles : « comédie-ballet » de Molière, ballet-pantomime d’action, ballets blancs romantiques et académiques, Ballets russes de Serge de Diaghilev initiant la montée en puissance de la danse au 20ème siècle. Loie Füller délaisse une trame narrative au profit d’effets scéniques ; Isadora Duncan abandonne le tutu et promeut la danse « libre ». Dance introduit à l’abstraction, aux styles (post-)modern, contemporain. Le modern’jazz précède le hip hop urbain, contestataire, inventant des figures virtuoses. La farandole universelle passe aussi par la transe africaine, par la gestuelle codée du bharata natyam indien, par la « danse sans danse » occidentale conceptuelle avec Jérôme Bel ; en fait, par toute « pièce chorégraphique » qui produit une « œuvre ».

Mais, note l’auteur, si le corps en mouvement se déploie « outre-mot », « vecteur d’une action [sans parole] sollicitant la matière », il ne saurait ni résumer la danse, ni « faire l’œuvre ». Faut-il l’intervention d’un chorégraphe ?

Livre n°2Qu’est-ce qu’un chorégraphe ?  –  Comment représenter l’œuvre dansée ?

L’œuvre chorégraphique se différencie d’autres formes de spectacle grâce au « chorégraphe ». Le mot, paru en 1700, suggère un rôle d’ordonnateur des pas dansés puis de créateur, théorisé par Jean-Georges Noverre au 18ème siècle. Ce « composeur » passe, en 2 siècles, du statut de Maitre de Ballet à celui « d’auteur du ballet » en délestant les « auteurs de livret » de l’attribut de créateur chorégraphique fin 19ème siècle et en leur reconnaissant la tâche narrative de librettiste. Aujourd’hui, le chorégraphe organise les divers éléments d’un système dédié à la danse, dans une visée spectaculaire et signifiante (cf livre n. 4), a priori soucieux de la perception du public.

L’auteur interroge : Tout serait-il aussi clair, déterminé ? Le ballet abstrait se veut une sorte de « méta-danse » inscrite dans un espace-temps et une énergie au service d’une expressivité répondant aux seuls souhaits du chorégraphe. Les danseurs travaillant l’improvisation sont « autant de maitres de ballet élaborant la matière chorégraphique de l’œuvre ». Le solo en tant qu’œuvre télescope les rôles de créateur, d’interprète et d’ordonnateur.

La « re-présentation » d’une œuvre dansée suppose un passé mais sa ré-itération à l’identique est improbable, tributaire de la sensibilité de l’interprète ; elle est aussi incompatible avec la danse-contact-improvisation, la danse-transe, la danse-performance. Cette dernière, considérant l’acte-se-faisant, renvoie au « corps-étant » du danseur, non pas tant biologique que corps « psychique, affectif, politique, celui de la construction identitaire ».

Livre n°3Qu’est-ce qu’un danseur?  –  Apologie du cours de danse (Qu’est-ce qu’un danseur gros ?)

Si la danse révèle ce qui appartient au corps même, quant est-il de l’être dansant dans son authenticité ?

Philippe Verrièle connaît la danse « de l’intérieur » grâce à « une pratique [antérieure] longue et… une technique avec le travail que cela suppose ». Si « tout le monde danse », le danseur [professionnel] s’impose, …superbe, subjuguant ». Comparé à la marionnette de Heinrich von Kleist, l’interprète confronté à son poids gravitaire s’ancre dans le sol ou s’en échappe dans l’élévation et l’usage des « pointes » ; surtout, son corps n’est pas une succession de forme mais « d’états d’être ». Le rapport au corps se fond avec le choix intime de s’exprimer par ce moyen, mu par une irrépressible (im)pulsion : alors, si « la danse est l’œuvre du danseur, le chorégraphe ne devrait pas exister ! », amorçant un retour vers le livre 2.

Cette réflexion existentielle n’empêche pas l’auteur de se préoccuper, de façon concrète et légitime, du statut socio-professionnel des artistes et du système de l’intermittence.

Evoquer le « cours de danse » (l’enseignement, l’entrainement quotidien) -« fabrique à danseur »- c’est renverser des idées préconçues, imaginaires et repérer les paradoxes : idéologie de « la barre » et apports des techniques somatiques ; training collectif et virtuosité sélective (les concours, les étoiles…) ; sur-identification et acceptation de « qui l’on est » ; canon physique, apparence normée et corps matures, empêchés. Les danseurs Raimund Hoghe (gibbosité et petite taille) et David Toole (né sans membres inférieurs) sont reconnus malgré leur invalidité -ou à cause de ?-, bien accueillis par le public, comme la Candoco Compagnie à fort potentiel mêlant sujets valides et handicapés. Enfin, l’auteur souligne la remise en cause continue du danseur (à la différence du sportif calibré par ses scores quantifiés), cherchant moins la performance que la « confirmation dans ce qu’il prétend être ».

Rien d’autre qu’installer un véritable « état  de vie ».

Livre n°4Quel sens a la danse ? – Faut-il faire de la danse pour en parler ?

 L’auteur bascule du côté du spectateur dont il prend le parti, sans en devenir le porte-parole.

L’éloignement du reconnaissable, la danse « qui n’a rien d’une langue », l’absence textuelle (comme au théâtre) et le tanz-theater bien abstrait, tout justifie le « je n’y comprends rien » qui entraine la question du sens de la danse.

Les termes techniques mal compris, les rôles mal limités de metteur en scène, de chorégraphe, certains -de plus- s’aventurant dans d’autres champs artistiques…, entretiennent la confusion. Mais, « si la danse n’a pas de sens, l’oeuvre dansée possède une signification » argumente Philippe Verrièle. Il croise mouvements, gestes et patterns et, d’autre part considère « la structuration de l’œuvre et la façon de matérialiser ce qu’elle exprime ». En soulignant la plasticité de cet art et « son absolue souplesse… laissant toute latitude d’invention aux créateurs » ; en reprenant l’adage de Merce Cunningham « le mouvement est de lui-même expressif, au-delà de toute intention ». La danse-performance signifie par le corps même « étant là » et par « le geste qui fait signe qui fait sens » ; mais le mot « performance » repris comme  « jargon à la mode » en brouille la logique initiale, autant que la « non-danse » restant bien obscure… Si bien que l’émotion dégagée par telle pièce peut faire office de message, induisant chez le spectateur un fort sentiment de plaisir ou d’ennui jusqu’à…l’endormissement.

La deuxième partie du texte discute l’exigence d’une pratique ou la compréhension physique des difficultés pour s’autoriser à parler de la danse. Serait-ce une forme de défiance envers le non-pratiquant, un frein à l’accueil de cet art par le grand public ? Sont confrontés les images historiques du masculin héroïque et du féminin éthérée ; la discipline académique élitiste hiérarchisée et la transe ; la pulsion archaïque ante-civilisation de la danse et l’approche raisonnée…

Mais le mouvement dansé, éphémère, est-t-il compatible avec une mise en mémoire ? Ce qui faciliterait les débats.

Livre n°5Peut-on écrire la danse ?  –  La danse a-t-elle une mémoire ?

 Se souvenir de la danse, laisser une trace, passe par l’écriture « dans un rapport infiniment complexe ».

La fascination pour le texte fait craindre la perte de vue du corps ; à cette « posture intellectuelle » s’opposent la connaissance physique et la valorisation du corps par les danseurs. D’autre part, « la danse n’étant pas une langue, elle ne peut être écrite mais notée », supposant une codification du mouvement. Les choréologues-notateurs majeurs sont cités : l’invention par Pierre Beauchamp perfectionnée par Raoul-Auger Feuillet esquissant la trace des pas au sol (17-18ème siècle), la méthode Stepanov (19ème siècle), les systèmes de notation Conté, Benesh et celui de Laban analysant les 4 composantes du mouvement (20ème siècle). Aujourd’hui, les notateurs sont utilisés par certains chorégraphes pour mémoriser une création en cours, pour documenter et archiver une œuvre. A contrario, la notation permet d’échapper au pouvoir de tel chorégraphe en laissant (plus) libre, sans sa présence, le champ de l’interprétation et de l’improvisation ; voire le « démembrement » des patterns d’une pièce crée une nouvelle production. Enfin, d’autres artistes refusent la reprise de leurs œuvres et/ou leur transmission écrite dès la fin de leur carrière (Suzan Buirge, Odile Duboc…) ou post-mortem. La re-présentation d’une œuvre fait aussi appel au corps du danseur où savoirs accumulés et styles enseignés se sont stratifiés, mais cette « genèse mémorielle » est fragile, à la merci d’un corps vulnérable, sénescent et d’une carrière précaire ou courte (exemple des Carnets Bagouet).

Constituer un patrimoine de danse, préserver les œuvres, a été précédé par une prise de conscience de leur valeur due à Diaghilev. Aujourd’hui, s’y mêlent les droits d’auteur, de propriété, les subventions, l’intérêt économique… « L’avenir de la danse comme participant à la culture repose sur un changement profond de relation au patrimoine dansé ».

Philippe Verrièle conclut ainsi son ouvrage, mettant un point final à un cheminement pertinent, documenté, ouvert, au fil des 5 livres. 

Antonella Poli – Jocelyne Vaysse

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