Montpellier danse 25 : Figures in Extinction de Crystal Pite et Simon McBurney

Chorégraphie : Crystal Pite et Simon McBurney

Figures in Extinction 2.0-ph.Rahi Rezvani

Au Corum-Opéra Berlioz de Montpellier, Crystal Pite et Simon McBurney, de réputation internationale, ont présenté le 25 juin, pour la première fois en France, l’entièreté de leur œuvre Figures in extinction, lors de la 45e édition du Festival Montpellier Danse 2025.

Une trilogie

Crystal Pite, canadienne, danseuse, chorégraphe depuis 1990, a rejoint Simon McBurney, acteur et metteur en scène de théâtre, fondateur et directeur artistique de la compagnie de théâtre « Complicité ». Ils conçoivent ensemble en quatre ans cette œuvre comportant trois parties : Figures in Extinction [1.0] The list, créée en 2022 selon Pite avec McBurney ; puis Figures in Extinction [2.0] But then you come to the humans, créée en 2024 selon McBurney avec Pite ; enfin la phase finale Figures in Extinction [3.0] Requiem.

Cette trilogie, résultat d’un long processus créatif conjoint des deux auteur-e-s, est ancrée dans les troubles actuels du monde. Elle se veut la messagère des questionnements planétaires récurrents sur la climatologie et sur l’état de la biodiversité dans des conditions délétères découlant d’une activité humaine continue délibérée et mal contrôlée. Ce plaidoyer – dénonciation est exécutée, avec un talent magistral, par 23 interprètes du Nederlands Dans Theater I (le NDT, soutenu par le Festival Montpellier), antérieurement dirigé artistiquement par Jiří Kylián, confié actuellement à Emily Molnar, Crystal Pite étant chorégraphe associée du NDT depuis 2008. D’autre part, la compagnie « Complicité » est engagée au plan climatique et écologique en tant que l’un des membres fondateurs de Culture Declares Emergency.

Figures in Extinction [1.0] The list

Cette première partie inaugure la soirée, envoyant sur le plateau, comme l’intitulé le suggère, une vaste présentation du vivant animal « mortel et imaginaire », simultanément à un discours verbal en voix off et au défilement sur écran de la bande écrite, le texte étant issu entre autre de Simon McBurney.

Le public doit faire un saut dans un avenir funeste annoncé et se projeter au temps de l’extinction.

Les attitudes et les expressions posturales diverses, joyeuses, emplissent la scène. Des déplacements groupés, des solos et duos fugaces donnent vie et accompagnent un bestiaire fabuleux conjuguant la réalité organique et une vision fantastique digne des monstres antiques ou médiévaux, des fantômes et autres rêveries et fantasmes. Un oiseau aux ailes démesurées frémissantes tressaute avec habileté. Des entrées – sorties de scènes endiablées et incessantes, des sauts, des roulades – glissades et des portés hardis lors de duos sensuels accompagnent un rhinocéros blanc exécuté pour sa corne, un poisson et une grenouille bien agités, un guépard indien, des dauphins dans un lac qui s’assèche, la manipulation d’un squelette, des tortues et des pigeons, deux lapins blancs converties en marionnette… La liste d’espèces animales en voie de disparition s’allonge.

Le végétal n’est pas oublié, via une orchidée solitaire entrainant une gestuelle gracieuse lente et fluide sur quelques notes de guitare, ni la nature. Des images de paysages menacés sont corporellement soutenues par les mouvements esthétiques des artistes, en jogging et T-shirts blancs, sur fond musical varié et puissant d’Owen Belton intégrant des bruits des profondeurs des mers, le fracas des blocs de glace qui se détachent des glaciers et autres dommages subis par la cohabitation humaine malmenant l’environnement naturel. Une voix sérieuse invoque l’importance de la technicité et du commerce, malgré l’expansion qui dérégule le climat.

Les animaux ne seront–ils bientôt connus que par l’existence des zoos ?

Un recensement macabre par la voix-off s’égrène, alors que le rideau tombe avec une partition agrémentée de « cui-cui » d’oiseaux et d’un cri enfantin.

« Pouvons-nous seulement espérer donner un nom à tout ce que nous perdons ? » ; « C’est l’œuvre qui parle, pas les idées » dit Simon McBurney.

Figures in Extinction [2.0] But then you come to the humans

Cette deuxième partie s’ouvre sur un groupe humain assis sur une chaise, immobile, avant d’entamer des mouvements minimes des épaules et de la tête, puis de s’élancer dans des évolutions dansées remarquables et des postures proches du mime. Il s’agit d’accompagner la question centrale de cette deuxième partie : le cerveau et son fonctionnement, et le constat qu’« une force non intelligente » existe.

Les interprètes déambulent, unanimement préoccupés par leur smart phone et les réseaux sociaux. Une lueur en fond de scène grandit, le groupe se sépare en deux afin d’écouter un cours. Tous, en costume – cravate, absorbent les propos scientifiques du professeur : rôle complexe des hémisphères droit et gauche supputant des penchants prédateurs, définition du cerveau en tant que « pièces détachées assemblées ». Néanmoins, au-delà de cette mécanique neuronale, il s’agit humainement de créer des liens, d’anticiper les pensées de l’autre et d’être empathique, qualités et situations exprimés par une chorégraphie théâtralisée.

« Le visuel supplante le réel » est-il annoncé et la société est saturée de comportements dictés, imposés, lissant toute initiative. Mais le « cerveau intuitif » en quête de bonheur et de connexions interhumaines qui se contrapose au « cerveau rationnel » s’alerte sur ce qui peut résulter « des dérives des fonctions du cerveau ». D’autre part, le constat « que les oiseaux et les animaux ont des hémisphères cérébraux » résonne avec l’autre constat que « l’expérience immédiate précède la prise de conscience », complétés d’extraits de conférence d’Alan Watts sur « la nature de la conscience » et de la présence de Donald Trump à la conférence de presse du G7.

Les danseurs ont jeté cravate et chemise. Un instant aligné face au public, torse nu, ils s’entremêlent ; un homme tombe, atteint de trémulations au sol, une femme lui vient en aide. S’enchainent un duo et des portés somptueux sur une musique douce, et autres corps – à – corps.

S’il faut préserver l’humanité, il est aussi dit que l’homme domine la nature. Pourquoi dominer ?

Figures in Extinction [3.0] Requiem

Le Requiem de Mozart puis le Lacrimosa, suivis de conceptions sonores de Benjamin Grant ouvrent la dernière partie. La mort est à l’œuvre, recouvrant les dénégations d’une société qui n’a pas voulu entendre.

Des scènes quotidiennes autour du décès d’un membre d’une famille à l’hôpital montrent le déroulement sec administratif et le regroupement affectif des proches, à l’image de la compacité chorégraphique des danseurs entre eux. Puis ils se dispersent et évoluent, alors que des sentences fortes sont assénées, secouant les mémoires oublieuses : « les morts entourent les vivants », « les vivants sont le noyau des morts », accompagnées de la notion d’intemporalité.

Un gros cube noir descend sur scène, mais il n’occulte pas la réalité démultipliée sur écran en filmant un patient inerte en soins intensifs, en citant E. Kubler-Ross ayant formulé les étapes du deuil et les remous émotionnels, en énonçant crument l’avancée de la décomposition de la chair vers la putréfaction due aux germes actifs précédant la disparition, et la dévoration par des animaux dans la nature. Un lit est roulé sur le plateau, on extrait des draps un squelette…

Retour est fait vers l’humanité encore en vie, vers sa capacité à secourir un sujet évanoui, vers ses gestes de compassion embellis par un solo éblouissant. Les danseurs se regroupent, s’agissant de constituer une force collective altruiste, de méditer sur la destruction et la mort. La contemplation d’un rayonnement rougeâtre, destinée aux survivants, conclut cette séquence morbide par une lueur d’espoir.

Les spectateurs, submergés par l’abondance des informations et interactions, subjugués par la virtuosité et par la véracité des thèmes audacieusement abordés, envoient un tonnerre d’applaudissements, se levant pour honorer cette pièce élaborée en trois parties.

La trilogie est véritablement une œuvre d’art, puisant dans les apports de la danse et du théâtre. Plus que la parole et le texte, le corps dansant poussé dans son expressivité plurielle illustre la problématique du monde. Précisément, la pièce expose l’équation vitale entre les profits dus à l’activisme technico-commerciale et d’autre part le déclin de la biodiversité jusqu’à la destruction que cela engendre, attaquant la nature jusqu’à sa disparition, et plus largement le vivant, y compris l’humain piégé dans son ambivalence et inconséquence.

« L’art peut-il participer à contrecarrer cette dérive qui s’annonce irréversible ? »

« Que signifie accepter d’être témoin de la violence dans laquelle nous sommes à la fois auteur et victime ? »

Ces questionnements des auteurs resurgissent à l’issue de la soirée dans les esprits, en espérant sans doute que les spectateurs admiratifs sont/seront des acteurs positifs, en fait interpellés tout au long de cette pièce exceptionnelle.

Montpellier, Corum-Opéra Berlioz, 25 juin 2025

Jocelyne Vaysse

 

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