Se méfier des eaux qui dorment

ph.FC Photography

Se méfier des eaux qui dorment est la création d’Yvann Alexandre qui ouvrira les prochains 14 et 15 Janvier 2021 au Théâtre de la Cité Internationale à Paris la XXIIIème édition du Festival Faits d’Hiver. Qu’est – ce que se cache derrière ce titre qui évoque le mystère, la surprise, l’étonnement ?

Genèse de la création

Son créateur, célèbre pour son écriture chorégraphique à la fois très précise et abstraite, a voulu laisser ouvertes à son public différentes facettes d’interprétation même si en réalité derrière ce projet il se cache une dernière récréation du Lac des Cygnes ou Lac des Signes, comme Yvann Alexandre tient à souligner.

« Effectivement, ça fait longtemps que je voulais créer mon Lac des Cygnes, ce grand ballet du répertoire. Contrairement à d’autres, mes collègues qui se confrontent à d’autres grandes pièces classiques, notamment au Sacre du Printemps ou à Roméo Juliette, je n’hésitais pas. Pour moi le choix ne faisait aucun doute. Son livret a déjà fait l’objet de nombreuses relectures et dans mon vécu je l’ai toujours considéré comme une histoire violente, terrible, politique et sexuée, qui interpelle la place de la femme, malgré les apparences liées à des images esthétiques. Certes, il est un ballet aussi extraordinaire et surprenant, qui fait voyager pour nous ouvrir vers une dimension surnaturelle. Malgré mon envie, j’ai eu la patience d’attendre en essayant de trouver le moment approprié pour me sentir à l’aise et trouver les bonnes clés pour sa construction. Je me posais la question sur ce qui fait Cygne et sur ce qui fait Signe.

J’étais particulièrement sensible et attentif aux évolutions à la fois politiques et écologiques en cours en Amazonie, territoire de résistance et de lutte pour la protection de l’environnement contre le ravage des incendies mis encore plus en valeur après l’arrivée au pouvoir de Bolzonaro qui a amplifié les failles du système politique.

Mon esprit était partagé en deux : d’un côté j’étais investi par le désir du Lac et de l’autre côté j’étais immergé dans la forêt amazonienne, sans aucune connexion. Le déclic vint pendant un séjour dans le village de Vihiers où avec ma compagnie j’organise des ateliers dans un EHPAD. Ici, j’aime me retrouver pour écrire dans un endroit dit la Maison de Maupassant. Depuis une fenêtre je vis un petit ruisseau, ses eaux étaient très bouées, sales, pleines de branches transportées par le courant. Cette image me fit plonger dans une atmosphère de mystère et en même temps me déclencha le propos de mon Lac.

Par association d’idées je visualisai les eaux noires du bien nommé Rio Negro et les eaux blanches du Rio Solimões, les deux affluents d’où le fleuve Amazone nait (il a la particularité de ne pas avoir une unique source d’origine). D’une certaine manière j’avais trouvé le lien avec l’opposition du Cygne blanc et noir à la base du Lac des Cygnes classique. L’Amazone a des pouvoirs dévastateurs, il traverse plusieurs pays mais il est également fragile, subissant les dommages de la pollution. Ce paysage amazonien avec l’immense forêt nourrissait mon imaginaire, me faisait penser aussi aux Amazones, femmes guerrières et me suggérait l’image de la plume. Cela dérive d’une coiffe circulaire d’une tribu d’Amazonie faite de plumes rouges, jaunes et bleues. La curiosité de cet objet est liée au fait que si l’effleure rapidement et simultanément il donne les couleurs noir ou blanc ». J’ai voulu aborder la question du désir et de la liberté tout au long de la pièce.

La forêt évoquant le décor du Lac des Cygnes traditionnel, le fleuve avec ses eaux blanches et noires et la plume sont les trois Signes de mon Lac ».

L’écriture et les choix chorégraphiques

La pièce d’une heure, est écrite pour huit danseurs, six hommes et deux femmes. Yvann Alexandre est resté fidèle à son style, respectant une géométrie précise qui se manifeste par une chorégraphie d’une part enfermée et d’autre part qui reste libre de couler comme l’eau qui ne s’arrête jamais. Des gestes secs, fulgurants, violents alternent avec d’autres plus souples et délicats, remarquables surtout dans les mouvements des bras, évoquant le symbole de la plume. Cette ambiguïté qui ressort au travers de ces intensités différentes fait écho à celle qui traverse l’histoire du livret original du Lac des Cygnes, symbolisée par le Cygne blanc et le Cygne noir et du rapport entre le Prince et son précepteur.

Le parti pris de sa conception a été celui de ne pas attribuer des rôles précis aux danseurs : le chorégraphe leur a transmis sa chorégraphie, les sentiments, les nuances d’interprétation sans attribuer à chacun d’entre eux les personnages d’Odette, d’Odile, du Prince ou de Rothbart. Cela explique pourquoi Yvann Alexandre dans son propos parle de « Lac dans la chair » ou « de corps qui se laissent traverser d’états-fleuves ». Le corps du danseur devient chair sensible, universelle qui mute au fur et à mesure selon les sensations vitales de l’interprète. En fait, tout au long de la pièce les rôles sont interchangeables. Chaque danseur incarne différents registres et peut s’exprimer différemment notamment par rapport aux formes de la sexualité. Beaucoup de portés, d’amour, de tendresse en témoignent. Les corps sont à la fois compressés, empêchés et engagés dans une physicalité exprimant aussi le sens de rébellion. Cela provoque un effet de surprise.

Le chorégraphe garde les passages les plus importants du Lac des Cygnes classique même s’il ajoute quelques transformations : dans les pas de deux, en gardant la règle du mouvement qui se transmet de l’un à l’autre, il y a quatre danseurs sur scène, seulement deux bougent ; la danse des quatre petits cygnes est statique et marquée seulement par l’accentuation à l’unisson du souffle des interprètes, la danse espagnole (Fandango) est maintenue.

Le sens d’une illusion traverse toute la pièce et ce n’est pas par hasard. Une des meilleures versions du lac des Cygnes préférée par Yvann Alexandre est celle de John Neumeier intitulée justement Illusionen – wie Schwanensee.

La musique

« Pour mon Lac, j’ai choisi trois acteurs musicaux », affirme Yvann Alexandre. « Le choix du premier est lié à ma rencontre avec Madeleine Leclair, conservatrice du département d’ethnomusicologie au MEG (Musée d’ethnographie de Genève). Elle m’a permis d’écouter une collection de sons enregistrés en Amazonie dans les décennies 1950-1970. Elle inclut non seulement des chants d’oiseaux mais notamment aussi l’écho de chamans. Cette atmosphère met en valeur le « signe » de la forêt.

Une création sonore confiée à Jérémie Morizeau constitue le deuxième acteur musical. Elle dialogue avec une des plus belles versions du Lac des Cygnes de Tchaïkovski, celle interprétée par le USSR State Academic Symphony Orchestra, sous la direction d’Evgeny Svetlanov (2000). Je me réfère au dialogue entre ces deux dernières musiques en pensant aux possibles situations du fleuve : la partition de Morizeau marque la présence du barrage, de la fermeture et celle de Tchaïkovski avec toute sa puissance romantique l’ouverture à la liberté. 

Le public ne pourra pas rester enfermé dans l’attente… A chacun de faire rentrer son propre «Lac dans sa chair». 

Propos recueillis par Antonella Poli – Novembre 2020

Se méfier des eaux qui dorment – création 2021 TEASER from compagnie yvann alexandre on Vimeo.

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