Banataba

Chorégraphie : Faustin Linyekula

ph. Pierre Gondard

Dans le cadre du Festival de Marseille, le chorégraphe Faustin Linyekula, originaire de la République Démocratique du Congo présente une chorégraphie émouvante qui trouve particulièrement sa place dans l’édifice prestigieux de La Vieille Charité. Cet hospice, répondant à l’édit royal « d’enfermement des pauvres et mendiants » au XVIIème siècle, accueille aujourd’hui des institutions culturelles.

La pièce Banataba créée en 2017 est donnée en plein air dans la cour intérieure entourée des coursives d’un cloitre cernant la chapelle du 19ème siècle, propice aux réflexions introspectives à l’abri des rumeurs de la ville.     

Alors que la nuit tombe, deux voix à capella et une vidéo nous entrainent d’emblée dans le village congolais de Banataba, lieu foisonnant de vie et point d’ancrage ancestral de la famille Linyekula. Faustin lui-même et la danseuse Moya Michael transportent un paquet oblong enveloppant un objet ; leurs corps s’animent, semblant entrainer par leur rythme synchrone, répétitif, quelques djembés (tambours).

Nous, spectateurs, partons pour un long voyage qui nous dévoile avec douceur et humour l’incongruité des attitudes occidentales à l’égard d’objets conservés dans les musées européens et américains ; cette accumulation post-coloniale, en partie commerciale, est souvent dépourvue d’un vrai discernement quant à leur valeur africaine culturelle et cultuelle, voire sacrée.

ph.Pierre Gondard

Le couple dansant dépose le paquet, défait les liens et déballe sur le plateau son contenu avec une gestuelle précautionneuse : c’est une série de bâtons. Debout, quittant leur vaste cape noire, leurs corps sont pris de trémulations, de tremblements accentués extériorisant une forte émotion, inaugurant une courte transe, comme soumis à une influence supérieure qui les transcende. On apprend -tel un conte- qu’à Banataba vivait la mère de Faustin, endroit quitté depuis 40 ans et que -tel un pèlerinage- Faustin y était âgé d’un an et qu’il y est retourné*, mu par le hasard de la découverte d’un bras de statue de l’ethnie Lengola -clan de sa mère- dans les fonds de réserve du plus grand musée d’art de New York le Metropolitan Museum, objet considéré comme le fragment d’une œuvre mineure.

ph.Pierre Gondard

Que dire alors de cette pièce «bout de miroir fracassé par l’histoire », que faire de cette « ruine reçue en héritage » ? La danse-théâtre de ce soir nous l’enseigne, par l’exposition en écartant un tissu usé de cinq longs morceaux de bois (les bâtons) étalés sur le plateau. Par leurs gestes conscients, respectueux, les deux artistes soupèsent, touchent, frôlent, caressent…ce qui pourrait suggérer des ossements.

Les bois deviennent signe. Faustin se redresse, bras tendus vers le ciel. Dans le silence, le chant d’un coq nous ramène au village, à l’histoire familiale, celle de la mère « une chef rebelle » (contre les colons) et de la fratrie élargie. Bruits, sons soufflés, percussions, mouvements dansants désarticulés, déhanchés, vacillants de l’homme et marche lente, pensive de la femme alternent avec la manipulation des bois et les essais d’agencement de ces derniers.

Les bois deviennent signifiants. La connotation spirituelle de la scène s’impose alors que les arcades du cloitre s’illuminent ; les liens à la filiation « de père en fils » surgissent comme une évidence. Le bois, le fleuve et la forêt bordant le village, l’âme des ancêtres s’inscrivent dans une vision réunissant les dimensions ontologiques et cosmogoniques des êtres.

Mais, vouloir aller sur la terre de ses ancêtres est aussi être étranger sur cette terre, inquiète Faustin*. Suivent un vœu et le temps de la vérité en terre Lengola : « Que les morts nous ouvrent les portes, que les vivants nous accueillent ! ». Et encore : « Si la statue peut prendre de la valeur quand elle est exfiltrée vers l’étranger », comment remonter jusqu’à « l’ancêtre mythique ? », « Où sont nos femmes, sœurs, mère ? » La mémoire du corps s’exprime par la danse, alliant poésie et énergie, chutes et relevés, tournoiements fluides et liberté d’explorer l’espace.  

Les bois font sens. Serrés dans les bras de la femme, bercés, protégés, ils sont redéposés sur le plateau. Le duo s’efforce de les ordonnancer, de donner forme à l’ensemble avec des mouvements précis et pudiques, concevant des articulations jusqu’à la construction possible d’une silhouette. Accrochant bras et jambes à un bois élu torse central, surmonté d’une tête aux yeux grossièrement creusés, au nez sculpté au-dessus de la fente de la bouche, le cou entouré de ficelles sans âge, la matière s’humanise.

Les bois prennent vie. La structure, soutenue avec humilité, présentée au public dans une position verticale, s’incarne. Dépassant sans doute l’imaginaire, nous assistons bien à une métamorphose, à la reviviscence d’un corps qui retrouve sa chair. Il est porteur d’une énergie vitale virile, féconde, alors qu’est inséré au bas du ventre un petit bois supplémentaire, érectile, affirmant par sa puissance phallique, son rayonnement.

Et, en conséquence, par cette figure tutélaire, symbolique, magnifiée, c’est le message du dépassement d’humains esclavagisés, de la force intrinsèque de la pensée noire et de « la négritude » selon Aimé Césaire et Léopold Sedar Senghor, parmi les courants littéraires et artistiques contemporains rappelant avec Frantz Fanon** que « tout homme parvient à être son propre fondement ».

Marseille, 2 Juillet 2021

Jocelyne Vaysse

* Faustin Linyekula « a ramené symboliquement cette statue auprès des communautés à qui elle devrait parler ».

** Franz Fanon, Peau noire, Masques blancs, Ed Seuil, 1952.

 

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