République Zombie

Chorégraphie : Nina Santes

Musiques : Nina Santes

ph. Margaux Vendassi

Au sein de La Cartoucherie, l’Atelier de Paris – Centre de développement chorégraphique national – accueille la performeuse et chorégraphe Nina Santes, co-fondatrice de l’association La Fronde.

Sa création République Zombie en 2020 met en scène « l’état zombie », signifiant à la fois le groupe social et la figure mythique, fédérateur de ses sources d’inspiration : le livre République Zombies de Mischa Berlinski racontant un cas haïtien, l’imaginaire populaire occidental, les croyances issues du vaudoo, avec l’objectif d’alerter le monde contemporain sur ses dérives socio-politiques.   

Les zombies, en fonction des cultures et des époques, sont des revenants, des fantômes errants, des morts-vivants aux chairs en partie décomposées, dépourvus de langage et de conscience, aux pulsions cannibales, ayant une fonction soit de victime aliénée au service d’un humain, soit d’agresseur à l’esprit malfaisant dangereux pour la société.

Nina Santes, qui s’est confrontée au réel et à la fiction en tant que marionnettiste et qu’artiste du Théâtre Ambulant, convoque les zombies, mi-vivantes mi-mortes, dans une république en état de stress et de choc, extériorisant des troubles dissociatifs pris « au sens d’un engourdissement du temps, des corps, du monde entier » (R. Barthes) ; sur scène, trois interprètes les incarnent.

Dans un décor sobre superposant des estrades blanches décalées, les femmes-zombies sont là, bouches ouvertes, yeux écarquillés, hagardes, pétrifiées, fixant longuement le public tout en étant aveugles et insensibles à sa présence. En proie à la terreur, l’une s’anime lentement, l’autre s’effondre et culbute dans des attitudes de damnés, tels des êtres happés aux portes de l’enfer dans des peintures de Jérôme Bosch, ou encore prêts à rejoindre une danse macabre médiévale.

Sons vibrants et stridents, claquements, détournements posturaux grotesques, convulsions, gestes anxieux de repli, fond musical entrecoupé de silences, flashs lumineux s’entremêlent ; autant de séquences exprimant l’effroi que vivent ces zombies. Leurs corps tremblent, s’assemblent, conjuguent leurs talonnades frappées et rythmées pour ensuite s’affoler, errer, se disjoindre, se disloquer ; ce sont des « corps dissociés dont la maladie est une danse ».

Une zombie se détache, marche droit sur le public, déchire avec hargne sa tunique et s’expose quasi-nue. Sonorités graves et cris aigus envahissent l’espace alors que les deux autres sortent de l’ombre « going nowhere » (allant nulle part). Puis, elles nous interpellent, rebasculant dans une vitalité propre aux simples humains : « ça va ? » suivis de brefs et divers commentaires… pendant que le dispositif scénique – qui se veut immersif – est déménagé au profit d’un agencement circulaire délimitant « une agora ».

Car nous sommes tous conviés, de gré ou de force, stoïques, effarouchés ou enthousiastes, à migrer sur le plateau et à s’asseoir librement, « en respectant les distances », Covid-19 oblige.

La foule que nous sommes entoure les femmes-zombie.

Au centre de la scène, elles se sont emparées de mottes d’argile pour les malaxer, les diviser en plusieurs pâtons, les offrir, en faire surgir des formes informes qui prennent sens en fonction de notre envie de pétrir et de notre imagination. Comme la transformation de la matière en une sorte de main à quatre doigts grossiers : s’agit-il du retour à une anatomie pré-humanoïde ou l’engendrement d’un être mutant à -venir ?

Cris, excitations, trépignements, vagissements, hurlements de détresse ou de fureur, partitions vocales musicales accompagnent la trituration symbolique de l’argile. Dans un état de transe, les ébauches d’œuvres sculptées, inventées, sont saisies, détruites, projetées violemment au sol au point que nous – spectateurs impliqués, voire contaminés et agissants – en recevons quelques éclats.

Instant de noir total. Lumière. Vient alors le sentiment de vivre une expérience d’expansion qui nous embarquerait dans un au-delà infini ou bien de régression qui nous enfermerait dans une grotte des temps ancestraux pour intégrer et grossir « la horde primitive* » qui se déchaine sauvagement sur le plateau de l’Atelier. La scène archaïque s’épuise en chantant.

Cette mémoire ouverte sur l’histoire humaine et ses trajets suggère que notre monde organisé sécrète ses « monstres ordinaires », dont les colonisateurs écrasants autrui.

Pour clore le spectacle et quitter le public sensible, conquis, les zombies délivrent et répètent un message, comme une invitation à méditer : « there are tears, no expression », il y a des larmes sans expression, there’s tears, no expression…  

La Cartoucherie – Atélier de Paris

Jocelyne Vaysse

* A partir de savoirs anthropologiques, en accord avec l’évolutionnisme de Charles Darwin, « la horde primitive », selon Freud dans « Totem et Tabou » (1912), est une étape passée de l’humanité, fondamentale pour réguler l’évolution et l’adaptation à la vie groupale et sociale.

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