Serata William Forsythe – Blake Works V

Chorégraphie : William Forsythe

Distribution : Les premiers danseurs, les solistes et le Corps de Ballet du Théâtre alla Scala de Milan

Musiques : James Blake

Blake Works I -ph. Brescia et Amisano

Il est des soirées qui resteront inoubliables dans la mémoire des spectateurs. Le 10 mai dernier, le Ballet du Théâtre alla Scala, dirigé par Manuel Legris, a présenté Serata William Forsythe / Blake Works V .

Le chorégraphe américain a conçu un programme spécial pour la compagnie milanaise composé de The Barre Project – Blake Works V, création mondiale et de la reprise de Blake Works I créé pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 2016. Les chansons du compositeur contemporain anglais James Blake constituent les musiques du programme.

The Barre Project – Blake Works V

The Barre Project est un projet initié par William Forsythe en 2021 avec son premier volet Blake Works II : l’époque était marquée par la pandémie de COVID 19 et le chorégraphe souhaitait s’adresser à tous les danseurs touchés par l’impossibilité de se produire sur scène. Pour ce premier volet, filmé et diffusé en ligne avec la participation de Tiler Peck, Lex Ishimoto, Brooklyn Mack e Roman Mejia, il s’inspire de la barre, outil d’entrainement journalier des danseurs et il développe un ballet où quatre danseurs alternent avec brio entre la barre et des passages au centre. Puis, ce projet évolue avec Blake Works III pour le Boston Ballet (2022) et Blake Works IV pour le Dance Theatre of Harlem (2023). Chaque volet représente une adaptation de la première version aux qualités interprétatives des danseurs.

Quant à Blake Works V, Billy conçoit pour les danseurs du Théâtre alla Scala un Prologue suivi du premier volet de The Barre Project. Dès le Prologue, on reste étonné par l’intelligence chorégraphique et l’interprétation des danseurs confrontés à la même chanson de James Blake, Lindisfarne I, répétée plusieurs fois tout au long de la pièce sans qu’on s’en aperçoive. Cela car la chorégraphie change de rythme sans cesse, la gestuelle dégage une telle richesse de mouvements, au point de nous rendre ivres. Les passages dynamiques alternent avec d’autres où des images figées rendent au public des formes esthétiques parfaites, dessinant l’espace de la scène.

Maria Celeste Losa, Giulia Lunardi, Domenico Di Cristo, Navrin Turnbull, Edward Cooper, Francesco Mascia et Said Ramos Ponce sont les artistes chorégraphiques qui captivent le public. Les entrées et sorties de scène sont très rapides. Le solo de Domenico Di Cristo est particulièrement intense et se distingue par sa puissance, mais il serait réductif de mettre en avant seulement ce danseur. La beauté de ce prologue est le résultat d’un travail d’ensemble de tous les danseurs, qui démontrent avoir assimilé à merveille le langage corporel transmis par William Forsythe. C’est une danse intériorisée par les corps des danseurs : certes, il y a la beauté formelle des lignes, mais ce qui fait la différence, c’est la perception d’un mouvement global qui traverse chaque corps et qui se manifeste avec une grande énergie et tension corporelle. La fascination est au rendez-vous, on voudrait que le Prologue ne cesse jamais. En outre, les moments d’absence de musique laissent aux danseurs l’occasion de montrer l’expressivité musicale de leurs corps qui prolongent la partition sonore.

La projection d’une vidéo montrant seulement des mains qui défilent sur des barres nous introduit vers la suite, The Barre Project, inspirée de Blake Works II. La valeur ajoutée de cette deuxième partie réside dans la capacité de William Forsythe à avoir su transmettre et adapter les propos et le vocabulaire chorégraphique adopté lors de la création aux caractéristiques des danseurs du Théâtre alla Scala de Milan. La jeune Camilla Cerulli ouvre avec brio la pièce et est admirable de par la rapidité de ses mouvements de jambes à la barre. L’énergie se renouvelle à chaque entrée et sortie sur scène. Dans les passages au centre, Andrea Risso et Gioacchino Starace se distinguent par leur danse déchainée et impétueuse. Quant aux interprètes féminines, William Forsythe valorise la pureté des lignes de Nicoletta Manni lors de son passage dansé à la barre et les qualités expressives de Maria Celeste Losa rayonnante sur scène.

Blake Works I

La partie conclusive de la soirée est dédiée à la reprise de Blake Works I créé pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 2016, sur les musiques de sept chansons de James Blake tirées de son album The colour of anything.  A cette époque, la compagnie française traversait un moment identitaire difficile dû au départ soudain de son directeur Benjamin Millepied. William Forsythe souhaita récupérer les valeurs traditionnelles en lui consacrant une création, « un hymne à l’amour de la danse ». C’est la raison pour laquelle la pièce est traversée de clins d’œil à la technique de la danse française, valorisant l’héritage des enseignements des maîtres Gilbert Mayer et Christiane Vaussard.

La rigueur dans l’exécution des épaulements, la perfection géométrique des positions croisées et effacées et l’agilité requise par les batteries sont les ingrédients principaux de Blake Works I. Certes, tous ces éléments sont encore présents, mais les danseurs du Théâtre alla Scala les révivifient avec leur sensibilité et leurs qualités artistiques. Par rapport à l’interprétation de la compagnie française de 2016, la danse apparait plus fluide, moins dominée par l’idée de respecter des règles techniques strictes. Les danseurs se sont approprié la pièce en lui donnant une allure plus souple et plus ouverte à leur interprétation. On ressent la joie de danser malgré les difficulté rythmiques et techniques et un style nouveau. Le travail intense de William Forsythe avec les danseurs du Théâtre alla Scala a duré six semaines et a donné d’excellents résultats. La pièce respecte quand même l’académisme de sa version originale et se détache d’autres oeuvres du chorégraphe américain, célèbre pour avoir osé casser les codes de la technique classique avec ses lignes facturées, ses angles, la recherche obstinée de déséquilibres.  

Le développement de la chorégraphie présente des changements soudains dans les directions de l’espace dans lesquelles les danseurs exécutent différentes séquences, chacune d’entre-elles caractérisant les différents alignements des interprètes sur scène. Cela peut suggérer une lecture stratifiée de la danse, aussi parce qu’on a l’impression que les différentes phrases chorégraphiques sont exécutées suivant la règle du contrepoint, permettant ainsi de percevoir l’idée d’implication mutuelle des différents groupes de danseurs.

Blake Works I, Rinaldo Venuti ,Navrin Turnbull, Claudio Coviello – ph. Brescia et Amisano

Dans notre époque où la création chorégraphique devient hybride et semble parfois abandonner son sens primaire en enlevant au geste et au mouvement leur priorité, cette soirée prouve la valeur captivante du langage académique. La question demeure dans ses modalités d’articulation.    

Encore une fois, le génie de William Forsythe a fait mouche et a magnétisé les danseurs du Théâtre alla Scala, galvanisés tout au long du spectacle et ovationnés par leur public. 

Jusqu’au 30 Mai 2023

Milan, Théâtre alla Scala, 10 Mai 2023

Antonella Poli

 

 

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