Soirée Malandain

Dans les Lettres à l’étrangère Balzac affirmait :  » le Polonais est un ange, le Hongrois un démon  » en faisant allusion aux deux pianistes compositeurs les plus représentatifs du romantisme, Chopin et Liszt.

Effectivement, concernant Chopin, certains ont souvent été tentés de trouver un aspect mélancolique, presque faible, dans sa musique, sans tenir compte de la force dont ses compositions sont imprégnées. Si l’on considère particulièrement ses Nocturnes, composés entre 1827 et 1846 et caractérisés par le tempo rubato, on peut constater que les musiques du musicien polonais révèlent au contraire de sentiments troublés et expriment des états d’âme sombres, qu’on pourrait presque qualifier de gothiques.

Thierry Malandain, pour sa dernière création, Nocturnes, s’est approprié cette interprétation et a chorégraphié avec une grande intuition cinq Nocturnes de Chopin (n°20 en do dièse ; n°1 en si bémol Op 9 n°1 ; n°10 en la bémol Op. 32 n° 2 ; n°8 en ré bémol Op.27 n° 2 ; n° 13 en do mineur Op. 48 n° 1) en s’inspirant de danses macabres, matière de l’Art Macabre du Moyen Age, qui ouvrait une réflexion sur le sens de la vie et de la mort.

Ce type de danses était représenté sur les murs des églises et des cimetières d’Europe, avec un format rectangulaire allongé. Le même type de scénographie a été repris par le chorégraphe, qui fait défiler ses danseurs sur scène toujours de droite à gauche sur un espace qui ne prend même pas la moitié de la profondeur du plateau.

Les mouvements des danseurs sont exécutés avec une grande force et leur interprétation est profonde. Depuis le début, on entre dans un monde d’obscurité où l’on ressent un sentiment de solitude. Arnoud Mahouy est le protagoniste d’un solo prégnant qui se déroule pour la plupart du temps au sol. Les autres passages de la chorégraphie sont dansés en duo ou en groupe de quatre ou huit danseurs, tous avec une grande énergie et valorisent les sonorités les plus ténébreuses de la musique.

Ils défilent comme sur un tapis imaginaire sans cesse, ils volent le temps. Cela rappelle justement le tempo rubato qui altère la mesure ou le mouvement pour renforcer le pouvoir expressif de certaines notes. Ce ballet est un autre exemple de la grande sensibilité musicale de Thierry Malandain, déjà constatée dans ses autres oeuvres.

Cette fois, il utilise souvent des attitudes qui s’éloignent de la technique classique car elles ne respectent pas la ligne que ces figures de la danse exigent. Elles ne se terminent pas avec le pied tendu de la jambe levée, mais en flex, et cette image est marquante et riche d’expressivité.

A la fin de la pièce tous les danseurs se retrouvent alignés sur scène, pour transmettre au public un grand sens de communion et de partage de leurs sentiments. En fait, c’est comme si chacun d’entre eux avait dansé pour raconter une histoire personnelle.

Dans la même soirée, au Théâtre Victoria Eugenia de Saint Sébastien, le Malandain Ballet Biarritz a présenté Silhouette et Estro.

La première pièce, créée en 2012, porte le nom d’un ancien contrôleur de finances de Louis XV et avait été représentée pour la première fois à l’hôtel Silhouette de Biarritz en 2012. Il s’agit d’un solo de douze minutes, dansé par Frederick Debert.

Il s’inspire de la tradition et fait particulièrement référence à la figure de Vaslav Nijinsky. Comment ne pas reconnaître la pose célèbre de l’Après-midi d’un Faune? Le protagoniste est seul face à la barre, un des instruments qui accompagnent la vie d’un danseur. Un rapport intime avec elle se dévoile, prend corps, comme un dialogue entre amis. Dans un espace carré délimité, le danseur exécute ses pliés et ses autres exercices d’échauffement pour assumer une corporéité presque animale. A la fin seulement, il retrouve sa grâce et se soumet à la discipline de la danse.

La dernière pièce du programme, Estro, est un tourbillon de créativité. Le chorégraphe s’approprie les musiques de l’Estro Armonico et de Stabat Mater de Vivaldi. La qualité du travail de Thierry Malandain est saisissante car il a réussi aussi à faire vivre ensemble, sans aucune dissonance, ces deux types de musique : la première caractérisée par des Allegro et la deuxième plus douloureuse. Le lyrisme et la religiosité des passages sur les notes de Stabat Mater laissent harmonieusement la place à la joie et la vivacité dégagées par les danseurs sur les notes de l‘Estro Armonico.

En plus de mêler parfaitement les techniques classiques et contemporaines, le chorégraphe introduit des éléments de jazz et de salsa. Les protagonistes aiment danser cette pièce et le public le ressent. Espérons pouvoir encore revoir dans les théâtres ces trois pièces touchantes, car les programmateurs de spectacles devraient plus souvent s’intéresser à autre chose que les contes ou les grandes oeuvres du répertoire.

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