Sylvia de Manuel Legris à l’Opéra national de Paris

Amandine Albisson et le Corps de Ballet de l'Opéra national de Paris-ph.Yonathan Kellerman
Sylvia, de Manuel Legris, était tant attendue : d’abord parce que ce ballet, pilier de la tradition de la danse classique française, créé en 1876 pour redonner du lustre à l’art chorégraphique après la période de « décadence » française, entre au répertoire du Ballet de l’Opéra national de Paris, puis du fait que son chorégraphe retrouve, même indirectement, la scène du Palais Garnier, lieu emblématique qui l’a consacré en tant qu’un des danseurs les plus représentatifs de la grande maison parisienne.
La pièce fut créée à Vienne en novembre 2018. Manuel Legris dirigeait alors le Ballet de l’Opéra de Vienne. Puis elle fut reprise lors des saisons 2019-2020 et 2021-22 par le Ballet du Théâtre alla Scala de Milan dont le chorégraphe était devenu le directeur.
Cette œuvre a donc marqué les années de direction de l’ex-étoile de l’Opéra de Paris de deux prestigieuses compagnies de ballet.
Les origines du ballet
Si l’on revient à ses origines, Louis Mérante signa la première version, Jules Barbier et Jacques de Reinach écrivirent le livret. Léo Delibes composa la musique, une partition très riche aux différentes couleurs sonores et aux changements rythmiques parfaitement écrits pour illustrer la dramaturgie du ballet. Même Tchaïkovski fut tellement impressionné qu’il affirma qu’il n’aurait jamais composé Le Lac des Cygnes s’il l’avait entendu auparavant.
Le livret revient aux sources mythologiques. Diane, la chaste déesse, préside aux ébats de ses nymphes chasseresses. Malheur à celles qui se laissent séduire par des aimables mortels ! C’est pourtant ce qui arrive à Sylvia. Diane aurait pu se venger, comme on peut le croire tout au long du premier acte, mais pour une fois elle se montre clémente et laissera Eros unir les deux amoureux, Sylvia et le berger Aminta.
Dans l’histoire de la danse française, la chorégraphie de Mérante fut successivement remaniée par Léo Staats, Albert Aveline, Serge Lifar et Lycette Darsonval. D’un point de vue littéraire, Sylvia puise aussi ses racines dans la tradition de la littérature bucolique ; notamment, elle s’inspire de l’œuvre théâtrale Aminta de l’écrivain italien Torquato Tasso (1573). L’argument bucolique raconte l’histoire d’amour entre la nymphe Sylvia et le berger Aminta.
La Sylvia de Manuel Legris
Manuel Legris tourne son regard vers un riche patrimoine. Il n’envisage pas de casser les codes, bien qu’il fût un des interprètes de Sylvia de John Neumeier, créée pour le Ballet de l’Opéra national de Paris en 2002.
En collaboration avec Jean-François Vazelle, il allège le livret original, approfindit la psychologie des personnages et y ajoute un prologue qui devient la clé pour comprendre le propos de cette nouvelle Sylvia. Ici, l’inflexible Diane, qui veut imposer à tout prix la chasteté à ses nymphes chasseresses, apparaît en femme amoureuse emportée par ses sentiments pour Endymion. Cet épisode se relie au final du ballet, où Eros rappellera à la déesse son passé, en permettant ainsi l’union de Sylvia et Aminta.
Diane joue donc un rôle clé. Bien sûr, Sylvia et Aminta sont les deux protagonistes principaux, plus facilement compréhensibles d’un point de vue dramatique. Eros est le deus ex-machina de l’histoire : il ressuscite Aminta et s’oppose à Diane. L’histoire se développe avec simplicité, enrichie par des passages chorégraphiques qui requièrent un haut niveau technique où Manuel Legris, défenseur de la tradition qui l’a formé, valorise les virtuosités de la danse classique, surtout dans l’étincelant troisième acte où les variations de Sylvia, d’Eros et Aminta, émerveillent le public.
La soirée de la première
La salle du Palais Garnier était comble. Le rideau s’ouvre et la musique nous introduit dans le prologue où Diane et Endymion évoquent, dans un pas de deux fluide et sentimental, leur passion amoureuse. La danseuse étoile Roxane Stojanov et le premier danseur Florent Mélac s’exhibent dans un pas de deux intense qui fait ressortir le regret qu’a Diane d’avoir dû se mentir à elle-même afin d’obéir à la règle de la chasteté. Les qualités artistiques remarquables de ces deux interprètes sont par ailleurs bien connues.

Roxane Stojanov-ph.Jonathan Kellerman
Le premier acte se déroule dans une forêt sacrée. Des groupes de faunes, satyres, silènes, dryades et naïades l’animent. Manuel Legris réécrit ces scènes d’ensemble où tous les acteurs dansent en se succédant sur le plateau avec un grand dynamisme. La performance de Francesco Mura, qui conduit les autres faunes et devient ainsi le point de référence pour la réussite de ces passages chorégraphiques, est particulièrement remarquable. La naïade principale, Inès McIntosh, montre ses qualités raffinées de mouvement même si, d’un point de vue musical, elle n’est parfois pas en syntonie et a quelques hésitations techniques.

Corps de Ballet de l’OnP-ph.Yonathan Kellerman
Aminta, le berger amoureux interprété par le danseur étoile Germain Louvet, fait son apparition et danse sa première variation face à la statue d’Eros, avec une succession de tours en attitude. Ses lignes classiques sont valorisées et l’on est aussi touché par les qualités sensibles que son interprétation dégage.
Le moment central de cet acte est l’entrée sur scène de Sylvia. La danseuse étoile Amandine Albisson est à la fois impérieuse et élégante, précédée des autres chasseresses. Une séquence de grands jetés et d’attitudes croisées, avec des épaulements précis, accentuent sa personnalité.

Amandine Albisson-ph.Yonathan Kellerman
Le deuxième acte se déroule dans la grotte d’Orion (Marc Moreau), qui a capturé Sylvia. L’héroïne lutte avec malice contre son kidnappeur, puissant physiquement mais au caractère naïf. C’est à la fin de cet acte qu’Eros (Guillaume Diop) dévoile entièrement son plan, en prenant Sylvia sous sa houlette. Il est vraiment dommage de constater la faiblesse interprétative de Diop, qui montre une danse qui n’est ni parfaite d’un point de vue technique, ni expressive. Le personnage d’Eros a un rôle central dans l’histoire et doit montrer toute la puissance propre à un Dieu. L’étoile décevra jusqu’à la fin du ballet en créant une dissonance avec les autres danseurs.
Le troisième acte célèbre la virtuosité classique à travers les nombreuses variations réservées à Sylvia, Aminta et Eros. Amandine Albisson brille en interprètant le célèbre pizzicato et en exécutant dans le final une série de tours en attitude devant, rares à retrouver dans des ballets du répertoire. Germaine Louvet est auteur d’une éblouissante série de pirouettes à la seconde et de grands sauts. Les deux amants se retrouvent à nouveaux ensemble dans deux autres pas de deux virtuoses, enrichis par des sissonnes et des grands jetés.
Le final met encore une fois l’accent sur la personnalité tourmentée de Diane, qui tente de s’opposer en vain à l’union entre Sylvia et Aminta, car Eros lui rappelle son passé à travers l’apparition de son ancien amant Endymion.
Ce ballet témoigne d’une tradition classique qui reste vivante grâce au travail passionné de Manuel Legris, aux interprètes d’aujourd’hui et à la sensibilité du public, toujours capable d’apprécier les reconstructions historiques.
- Corps de Ballet de l’OnP-ph.Yonathan Kellerman
Paris, Palais Garnier, 8 mai 2025 – jusqu’au 4 juin
Antonella Poli