La Danse, le désordre et l’Harmonie

 Dominique Delouche est cinéaste, écrivain et un grand passionné de danse. Cet art l’a inspiré pendant toute sa carrière, en restant, au fil du temps, dévoué à filmer, explorer et vivre derrière les coulisses pour saisir les aspects les plus cachés de grands danseurs et chorégraphes.

Ces prémisses nous expliquent pourquoi le dernier ouvrage, La Danse, le désordre et l’Harmonie paru aux éditions Orizons montre plus que jamais l’amour de son auteur vers l’art chorégraphique, son récit étant passionnant, sa plume guidée par son cœur. Ce sont les caractéristiques qui en font sa valeur ajoutée.

Dominique Delouche s’exprime ainsi : « Au-delà de mes films*, je souhaitais laisser une trace écrite de toutes mes rencontres privilégiées, des souvenirs des artistes qui m’avaient fait confiance pour se livrer devant la caméra et tourner avec moi. Ce livre est un tribut pour toutes ces grandes personnalités de la danse avec qui j’ai entretenu des rapports chaleureux et que j’ai considéré comme une partie de ma famille et de ma vie. J’ai ressenti le besoin de parler d’eux. Le propos de mes tournages était celui de capter le travail qui précède la performance sur scène pour mettre en valeur le processus de création. En fait, mon travail cinématographique ne peut pas être comparable aux captations des ballets sur scène qui restent toutefois froides. La chaleur et les émotions du spectacle vivant restent incomparables. J’ai pu côtoyer des danseurs à la retraite et d’autres qui dansaient encore, ce qui m’a permis de m’approprier une double vision. Les plus anciens, étant plus disponibles, m’accordaient beaucoup de temps et nous réflechissions autant ensemble ; les plus jeunes, encore en activité, me consacraient des moments précieux, d’une certaine manière j’avais l’impression de voler leur temps. Involontairement, je me rends compte d’avoir donné la voix à quatre générations d’artistes, le temps s’étale dans mon livre dans le sens que les danseurs vivants se référaient à leurs maîtres. Par exemple, Alicia Markova me parlait d’Olga Spessivtseva. Puis, j’ai pu témoigner de deux âges d’or de la danse : la première liée à Serge Lifar et la deuxième à Rudolf Noureev qui a forgé toute une génération de danseurs qui restent inoubliables (Laurent Hilaire, Kader Belarbi, Manuel Legris, Nicolas Le Riche, Wilfried Romoli, Sylvie Guillem, Isabelle Guérin, Dominique Khalfouni, Monique Loudières, Elisabeth Maurin). Ces enchaînements m’ont permis, d’une certaine manière, de reconstruire un arbre généalogique de la danse. J’ai un seul regret : de ne pas avoir jamais eu l’occasion de travailler avec Mikhail Baryshnikov, danseur que j’estime être même supérieur à Rudolf Noureev. Au fil des décennies,  les corps se sont affinés et allongés, nous avons oublié les figures musclées des premières danseuses russes du Bolchoï ou du Mariinsky des années cinquante. Sur le plan de l’expressivité, on a constaté une sorte de gommage. Le temps de Lifar, qui montrait tout son pathos, toute sa personnalité ardente sur scène a aujourd’hui cédé la place à une danse plus intériorisée, plus élégante. Maintenant on ne danse plus Giselle comme il y a cinquante ans. On pourrait synthétiser cette idée en disant que l’art cache lui-même »

Dominique Delouche fait de son livre un florilège de souvenirs, d’émotions, de pensées liées à chaque artiste qu’il a côtoyé, observé, dirigé lors des tournages cinématographiques. Bien qu’il choisisse l’ordre chronologique pour peindre ses portraits, le lecteur peut s’amuser à feuilleter l’ouvrage selon ses intérêts, ses affinités avec les danseurs et/ou chorégraphes présentés. Ceci parce que chaque chapitre a une propre histoire indépendante. On ne doit pas approcher sa lecture en cherchant le regard d’un historien ou d’un philosophe ou d’un critique de danse : son originalité se révèle dans la sincérité de son auteur qui livre une vision tout à fait personnelle de chaque personnalité chorégraphique observée à travers les yeux de son âme. Cette méthode nous amène à apprécier plus amplement les contenus exposés avec un style linéaire qui transforme en matière vivante les traces mémorielles de l’auteur.

Le défilé commence avec le souvenir de son premier spectacle de danse ; puis vient le tour de Serge Lifar, « il a bousculé, basculé les angles droits de Petipa et, peu soucieux des impeccables cinquièmes… », pour lequel l’auteur met en évidence l’oubli de l’Opéra de Paris pour les ballets du grand chorégraphe à la différence d’autres grandes compagnies, notamment le New York City Ballet ou le Stuttgart Ballet qui ont su garder le patrimoine de leurs plus importants artistes.

Yvette Chauviré et Nina Vyroubova étaient très liées à Serge Lifar : Dominique Delouche en souligne pour la première « un partenariat apollinien », une danseuse « qui a travaillé beaucoup sur ses faiblesses techniques au point qu’elles sont devenues ses points de force ». Pour la deuxième, il accentue son caractère « dionysiaque ». La relation avec Ekaterina Maximova et Vladimir Vassiliev, le couple historique de la danse russe amicalement appelés Katia et Volodia, se construit grâce au tournage dans lequel « ils apparaissaient déconcertants ». Et suivant la vague russe Maia Plissetskaïa ne pouvait manquer, interprète inoubliable de son Dying Swan qui « frappa par son animalité déchirante, comme éclaboussée de son sang… » au contraire de la version de la Chauviré « toute intériorisée où l’animal s’effaçait dans la femme, puis la femme, elle-même fondue dans l’abstraction d’un idéogramme ». Définir le caractère rebelle de Maia comparable à celui d’Isadora Duncan donne à l’auteur la possibilité d’y opposer celui d’un groupe de danseuses identifiées comme les Vestales. Elles ont consacré toute leur vie à la danse, se sentant des « prêtresses » : Alicia Markova, la « Casta Diva », Yvette Chauviré, la « plus grande des Vestales », Ghislaine Thesmar, « Madame Lacotte » et Elisabeth Platel « son intronisation à la tête de l’Eole de danse de l’Opéra confirme bien cet engagement comme un vœu intime, à vie, à la cause de la danse ».

Alicia Markova, Elisabeth Platel et Dominique Delouche

Le regard que l’auteur porte sur Marcia Haydée est très admiratif malgré une déception due à l’annulation d’un tournage planifié. « Grand tempérament dramatique, Marcia fut plus Edith Piaf que Callas …C’est que quelque chose d’oblatif émane d’elle, évoquant la Gelsomina de Fellini et la Jeanne d’Arc de Dreyer… », nous lisons. Ensuite c’est le tour de grands chorégraphes auxquels Dominique Delouche réserve ses réflexions les plus personnelles. Rencontrons John Neumeier, le métaphysicien, protagoniste du film Journal d’une chorégraphie, « il affiche un déni d’absurdité à la souffrance en proposant sa réversibilité en rédemption », puis William Forsythe, « le Maître de Francfort » capable d’un apport déstructurant de la danse académique et hétérogène dans la mesure où elle atteint le « degré zéro de la chorégraphie » pour évoquer Roland Barthes. Les récits sur George Balanchine, « jardinier du ciel» et sur Jérôme Robbins, «le psy du ballet», apparaissent parmi les plus aigus. Du premier, l’auteur met en évidence « sa sophistication sémantique…Alchimie du Verbe chorégraphique, décantation du charnel vers l’évanescent, abstraction des sentiments, célébration de la femme dans un syncrétisme de puritanisme américain et de chevaleresque caucasien », du deuxième, « Robbins donc décape la métaphysique de Chopin aux rayons laser d’une analyse freudienne ». Pour le chorégraphe américain, Dominique Delouche relève aussi son « irrévérence » qui se manifestait « dans ses personnages atteints d’une névrose de dépressif » et son parti pris de ne pas vouloir terminer ses pièces au point que ses danseurs ne savaient jamais quelle chorégraphie serait dansée sur scène.

Pour Pina Bausch l’auteur saisit l’essence de la chorégraphe allemande : « Dans ses pièces ou stücke, les actions les plus banales deviennent un cérémonial car le quotidien porte en soi un passé et un avenir » se référant à l’idée de Gilles Deleuze pour qui le corps n’est jamais déclinable au présent. Les femmes bauschiennes sont souvent des victimes, en attendant leur prédateur. La prise de position politique témoignée par l’esthétique de Pina Bausch est ici évidente.

Pour revenir en France, Roland Petit et Maurice Béjart marquent les esprits. Le premier devient Directeur du Ballet de Marseille, après avoir quitté l’Opéra de Paris : sa muse et femme, Zizi Jeanmaire, fait résonner le nom du chorégraphe à l’étranger, porteur du style français alors qu’il a recueilli l’héritage de l’esprit des Ballets Russes : pour créer ses œuvres il s’entoure d’artistes comme les peintres Picasso, Bérard pour les décors, les écrivains Cocteau et Prévert pour les livrets, Messiaen, Dutilleux ou Jarre pour la musique pour en citer quelques-uns. Pour Béjart nous lisons : « Après le régal chaste raffiné, algébrique que m’avait donné Balanchine, j’avais une fringale de déraison, d’ivresse, de chair odoranteJ’étais le séminariste, qui sorti d’une retraite spirituelle, poussait la porte d’une maison de plaisir ».

En effet la prédilection de Maurice Béjart vers une esthétique où l’aspect charnel du corps était prédominant lui avait permis de conquérir le grand public : des exemples sont ses grands ballets, les grandes Messes, ou le Sacre du Printemps, et nous pouvons ajouter aussi le Boléro, où l’érotisme incarné par le danseur sur la table rouge atteint une dimension sacrée. Cette dimension érotique trouve sa riposte dans le choix de ses grands interprètes : Bortoluzzi, Dupont, Denard, Vu-an.   

Le dernier des grands, Rudy (Rudolf Noureev), l’idole, « restera pour moi avant tout le chef de troupe, instigateur d’une généalogie de danseurs d’un type nouveau ». On ne veut pas négliger les qualités techniques du danseur et du chorégraphe Noureev qui avait redonné de l’allure aux grands classiques de Petipa mais cette vision ouvre directement les portes aux dernières pages du florilège de Dominique Delouche. Ce sont ses rencontres avec la génération Noureev : Laurent Hilaire, Kader Belarbi, Manuel Legris, Nicolas Le Riche, Wilfried Romoli, et Sylvie Guillem. Il dédie aussi son attention à l’héritage d’Yvette Chauviré dans les figures d’Isabelle Guérin, Dominique Khalfouni, Monique Loudières, Elisabeth Maurin, toutes représentantes de carrières exemplaires et gardiennes d’une tradition qui est en train de s’étendre.

Antonella Poli

*Filmographie

1960 – 1967 une dizaine de courts métrages sur le musique et la danse primés dans les festival internationaux :

Béatrice ou la Servante folle (avec Valentina Cortese) Fellini (doc. Sur F.F.) Le Spectre de la Danse, La Métamorphose du Violoncelle (Maurice Gendron), L’Adage, Edith Stein, La Messe sur le Monde de Teilhard de Chardin,, Le Mime Marceau, Aquarelle, Dina chez les Rois, Avec Claude Monet, But, La Mort du Jeune poète, Aurore, Pas à Pas, Autour de la  Sylphide, la Dame de Monte Carlo (Cocteau/Poulenc). Leçon de ténèbres.

1968 Vingt quatre heures de la vie d’une femme Int. : D.Darrieux. Sélection officielle festival de Cannes, 1968.

1970 L’homme de désir Int. : Emmanuelle Riva, F. Timmerman, E. Laborey. Prix Max Ophuls, 1971.

1971 La voix humaine (Cocteau-Poulenc) Int. : Denise Duval

1975 Divine (comédie musicale) Int. : D. Darrieux, J. Le Poulain, G. Plana , R. Fontana.

1985 Le spectre de la danse Int. : Vyroubova, Lifar, Labis.

1988 Une étoile pour l’exemple Int. : Chauviré, Guillem, Maurin, Khalfouni, Guérin, Pietragalla, Loudières, Clerc. Sélection officielle Festival de Cannes, 1987

1989 Katia et Volodia Int. : Maximova, Vassiliev, Maurin, Vu An, Oulanova.

1990 Comme les oiseaux Int. : Loudières, Verdy, Atanassoff, Robbins, Kylian, Dupond, Chauviré, Vassiliev.

1995 Les cahiers retrouvés de Nina Vyroubova Int. : Vyroubova, Atanassoff, Miskovitch, Labis, Moussin, Ciaravola, Saïz.

1997 Serge Peretti, le dernier Italien Int. : Peretti, Maurin, Le Riche, Chauviré, Bessy, Atanassoff,

1998 Denise Duval revisitée ou La Voix retrouvée. Int. : D.Duval, Alexandre Tharaud, Sophie Fournier

1999 Maïa Int. : Plissetskaïa, Béjart, Vassiliev.

2001 Violette et Mr B. Int. : Verdy, LeRiche, Platel, Guérin, Malakhov, Lacarra, Loudières, Maurin, Illmann. Grand prix Vidéodanse, 2001.

2005 Serge Lifar Musagète Int. : Lifar, Chauviré, Vyroubova, Atanassoff, Labis, Ciarovola, Moussin, Lormeau, Thibault

2010 Balanchine in Paris Int. : Thesmar, Ciaravola, Moreau, Loudières, Verdy, Lacarra

2018 Les Inoubliables de la Danse

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