Being and Nothingness

Chorégraphie : Guillaume Côté

Distribution : Les principal dancers, les premiers solistes et le Corps de ballet du Ballet National du Canada

Musiques : Philip Glass

Kathryn Hosier et Félix Paquet-ph.Karolina Kuras

Quel titre exigeant que celui de Being and Nothingness (L’être et le néant), le ballet de Guillaume Côté, chorégraphe associé et principal dancer du Ballet National du Canada, présenté du 21 au 25 Novembre dernier. Certes, les propos qui ont inspiré la création de ce ballet, né d’un solo créé pour la principal dancer Greta Hodgkison, vont bien au-delà de vouloir réécrire ou reproduire le texte philosophique de Jean-Paul Sartre. Le chorégraphe était surtout attiré par le processus et le contexte qui ont conduit le philosophe à se focaliser sur l’existence humaine et à l’analyser.

Guillaume Côté place ses réflexions en tenant compte du contexte historique dans lequel L’être et le néant  fut écrit. Le texte est de 1944, le monde avait été dévasté par la deuxième guerre mondiale et il devait se reconstruire, retrouver de nouvelles motivations et de nouveaux chemins pour redonner du sens à la vie. À quoi penser et s’accrocher pour cela ? À l’amour, aux enfants, à la routine du quotidien ? Ces pistes doivent toutes être prises en compte pour ouvrir un questionnement sur la constitution de l’homme, de sa conscience et de ses possibilités d’action et de faire.

On ne savait pas à quoi s’attendre d’un point de vue chorégraphique, car le texte de Sartre est complexe, abstrait, parfois contradictoire et riche de renvois philosophiques. Malgré ces interrogations, Being and Nothingness suscite la surprise et produit un choc émotionnel grâce à des images dansées percutantes, capables de saisir et de rendre visibles les inquiétudes, les angoisses, les interrogations constituant les dynamiques existentielles de la pensée sartrienne. Au centre de l’attention, il y a la recherche incessante de l’individu pour se découvrir et structurer son propre vécu à travers un dialogue avec lui-même ou bien en couple pour s’ouvrir sur autrui. C’est pour cette raison que le ballet est composé en grande partie de solos et duos qui créent différents scénarios, avec seulement un tableau vers le final de la pièce présentant un groupe d’hommes.

La gestuelle utilisée par Guillaume Côté part du vocabulaire classique qui exige de la  précision et glisse vers un langage plus libre et contemporain caractérisé par des mouvements subtils, minutieux, incisifs, demandant beaucoup d’attention dans leur exécution afin de mettre en valeur tous les détails.

Ce sont des gestes, surtout ceux des bras, qui nous redirigent vers notre intériorité. La musique de Philip Glass, six études pour piano solo et un morceau de Metamorphosis, se révèle un choix approprié, d’autant plus qu’elle est plus expressive que d’autres plus connues du compositeur américain. La fluidité et la rythmique dégagées par ces compositions suivent parfaitement le flux des pensées qui traversent les interprètes et les dynamiques intérieures, à la base même du ballet.

Pour revenir plus en détail au ballet, il se compose de sept parties, chacune représentant un scénario identifié par des objets ordinaires, présents dans notre vie journalière, notamment un lit, un lavabo, une porte. Ils permettent de créer des vignettes, morceaux de vie, auxquels nous sommes confrontés quotidiennement. Ces choix scénographiques, qui portent la signature de Michael Levine, s’inspirent aussi de Francis Bacon, peintre anglais qui de la même façon aimait construire ses tableaux autour d’objets familiers.

Being and Nothingness s’ouvre avec un solo pregnant, The Light. Guillaume Côté, sans aucune ambiguïté, nous met face à une femme renfermée sur elle-même (en alternance Tanya Howard et Jenna Savella) qui adopte des conduites telles que l’interrogation, le doute, l’attente, le regret. Mais ces attitudes ne sont-elles pas celles que Sartre pensait être nécessaires pour cheminer vers un processus de néantisation ?[1]  

Jack Bertinshaw-ph.Karolina Kuras

Dans le noir, seule, une ampoule à la lumière chaude descendant directement du plafond de la scène, essaie symboliquement de l’éclairer. Certes, ce tableau exige de la part de l’interprète une grande capacité de concentration car ce qui compte est surtout d’être capable d’intérioriser le geste plutôt que de l’extérioriser comme cela est fréquent dans la danse. C’est un passage fondamental car, dans les duos qui suivent, ceux des tableaux The Bedroom (Kathryn Hosier et Félix Paquet ; Miyoko Koyasu et Nan Wang) ou The Door (Chelsy Meiss et Jack Bertinshaw ; Aya Okumura et Jack Bertinshaw) ou bien encore The Living Room (Svetlana Lunkina et Brendan Saye ; Heather Ogden et Brendan Saye), les amants, occupés chacun à affirmer leur propre liberté malgré le désir charnel qui pourrait les attirer, n’arrivent qu’à un échec.[2]

Par exemple, un couple se retrouve dans le même lit mais complétement séparés, un homme est inexistant vis-à-vis de sa femme, caché sous un tapis. Guillaume Côté imagine ces histoires contrastées avec des pas de deux envoutants où les danseurs expriment leur désir de se rejoindre, de s’affronter, de se séduire, de se déchirer, pour ensuite s’éloigner.  

Le dernier tableau The Call, rappelant le solo d’ouverture, scelle le processus entrepris tout au long du ballet. L’interprète, restant cohérente, refuse toute approche. Avec regret, la pièce se termine, bien qu’on eût voulu être encore transporté par ses émotions.  

Toronto, Four Seasons Center, 24-25 Novembre 2018

Antonella Poli

[1] La néantisation pour Sartre est c’est l’acte de la conscience par lequel l’homme dévoile et/ou introduit du néant au pour-soi, le cœur de l’être qui s’oppose à l’en-soi, qui ne peut pas devenir, étant figé dans ce qu’il est, typique des objets.  Une conduite telle que l’interrogation, le doute, l’attente, le regret implique une néantisation. S’assimilent le néant et la liberté, car le fondement de ma liberté est le néant qui habite mon être (pour-soi).

[2] L’amour pour Sartre est voué à l’échec étant l’assimilation de la liberté d’autrui qui serait fondement de mon être pour autrui.  Plus en détail il est voué à l’échec, car si par impossible je parvenais à m’approprier, m’assimiler la liberté d’autrui, alors autrui perdrait son altérité et je ne pourrais pas justifier mon existence. 

 

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