Deux mille vingt-trois

Chorégraphie : Maguy Marin

Distribution : Kostia Chaix, Kaïs Chouibi, Chandra Grangean, Lisa Martinez, Alaïs Marzouvanlian, Lise Messina, Rolando Rocha

ph.Blandine Soulage

Par la création de la pièce Deux mille vingt-trois, Maguy Marin a pour dessein de provoquer une prise de conscience quant au bouillonnement d’une société dans laquelle nous baignons, abreuvée de façon incessante et irrépressible d’informations multiples, vraies, fausses, contradictoires, reprises comme une ritournelle…

Pour en témoigner, des textes sont librement écrits par sept jeunes adultes accédant avec aisance à l’actualité sur les réseaux sociaux, mode d’approche si ce n’est d’accroche délaissé ou plutôt jamais adopté par Maguy Marin, comme elle le souligne dans une interview, confrontée à un décalage générationnel. D’autre part, la chorégraphe dit aussi s’éloigner de la danse comme moyen de révélation – rappelons May be (1994) – pour préférer aujourd’hui la projection d’images sur un écran installé à l’avant-scène et la présence d’un interprète assis à proximité lisant ces textes. Enfin, le plateau, détourné de son usage habituel, devient un vaste atelier où techniciens, employés, ouvriers… s’affairent dans la pénombre, manœuvrant sans répit un outillage bruyant.

Maguy Marin cible « la grande bourgeoisie, les grands patrons qui finissent par influencer les consciences, en achetant tout ce qui peut séduire les masses ». Cette information est donnée sous la forme d’un grand mur de briques où s’inscrivent les noms de chefs d’état, chefs d’entreprise, éditorialistes connus, journalistes réputés, ministres, animateurs influents…, nous laissant le temps d’ingurgiter dans le silence ce pêle-mêle saisissant inhérent la vie contemporaine. En y décellant un dénominateur commun : « La seule chose qui ne change pas, c’est le capitalisme qui récupère tout » et la démonstration par expérience que « l’opinion d’une personne se modifie sous l’effet d’une pression sociale ».

Cette problématique se déploie ce soir sur un mode théâtral. Des craquèlements inquiétants sont vite suivis de l’effondrement du mur « d’argent », pulvérisant les notables et célébrités nommé-e-s dans le fracas des briques envahissant le plateau – atelier qui est, par ailleurs, surmonté d’une guirlande de petites lumières colorées. Elles s’avéreront être les (presque) seules lueurs d’espérance de la représentation.

Des multiples scénarii

Divers scénarii se succèdent avec un rythme soutenu, un flot parolier impressionnant, quelques cris perçant l’espace, telle une danse acérée assumant toute expression. On explique, on dénonce, on encense, on projette sur écran les portraits des quelques milliardaires alors que s’égrènent à grands traits leurs biographies et prouesses financières ou arrogances médiatiques. Des thèmes éminents sont énoncés mais saupoudrés de références « à la laïcité », aux « valeurs de la République », ou encore assagis par quelques dérives sur des sujets annexes dérisoires qui touchent la fibre affective des auditeurs comme la possession d’un chien, soulignant ainsi l’humanité « comme tout le monde » de leurs propriétaires -cadeau traditionnel fait aux chefs d’état -, …d’ailleurs un caniche noir à roulette est en vente à la boutique de l’Elysée pour 49,90 euros.

A l’écran défilent des liasses de 50 et 100 euros, tout en abordant un certain aspect des paradis fiscaux en tant que signe d’un savoir-faire louable « d’optimisation », alors même qu’il est dit que si « on ne chiffre pas un rêve », investir dans le secteur du luxe permet de faire des « marges… de luxe ! ». Ainsi se déroule la pièce, un domaine suivant l’autre, annoncé par la traversée à l’avant-scène d’un personnage – marionnette clownesque et japonisant en kimono, la tête surmontée d’un chapeau grotesque annonciateur des préoccupations (l’aviation, la fusée, le nucléaire, les média journalistiques…). Le colonialisme et ses « missions civilisatrices », la guerre d’Algérie et la torture, la fuite rocambolesque de Carlos Ghosn dans une malle, la stigmatisation des porteuses de foulards à l’école, le viol soulevant la question du (pseudo-)consentement en situation d’emprise subie, l’immigration bien accueillie à Ellis Island porte d’entrée aux USA à New York et celle violemment rejetée dans d’autres pays et d’autres époques, tout en assurant « qu’aucune violence n’est légitime ».

Tout s’enchevêtre dans une sorte de monologue sans fin, confortant le narcissisme des uns et aiguisant l’ensauvagement des autres, sur fond sonore élevé de coups métalliques réguliers et de claquements de presses garantissant la fabrique continue des billets de banque. Car le travail se poursuit sans relâche tout au long de la pièce, effectué dans une quasi-invisibilité, contrastant avec le ruissellement bien visible des euros sur écran.

La perception du spectateur

Le spectateur, submergé par cette accumulation ironique de données et faits, gavé et parvenu au bord de la nausée voire d’un engorgement à en vomir, est enclin à réagir. Le ton est donné, le message est passé autour de « l’embrigadement des masses » et des politiques qui « chassent en meute ».

Jusqu’au moment béni où la scène s’éclaire, jonchée de fleurs ; l’un des interprètes joue de la guitare et un autre fredonne la chanson des Républicains espagnols. Tous apprécient cet élan de dignité tranquille qu’on n’a pas encore réussi à trafiquer ou à supprimer.

L’humain c’est aussi cela, pouvoir se soustraire à ce déluge de malfaisance et de mépris, Maguy Marin semblant souligner la nécessité, si ce n’est l’urgence à prendre conscience de la marche du monde et ses dérives. Certains spectateurs quittent la salle en cours de représentation, d’autres rient amèrement, la majorité applaudit cette forme de dénonciation et de résistance aux « manipulations volontaires de l’opinion pour soumettre les esprits ». 

Deux mille vingt-trois en tournée : 

13-14 mars  : Théâtre Olympia – Tours
19-21 mars : Comédie de Saint Etienne CDN – Saint Etienne
9 avril : Le Gymnase – Roubaix

Paris, Théâtre des Abbesses, 5 mars 2024

Antonella Poli et Jocelyne Vaysse

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