Dominique Bagouet et Jean-Claude Gallotta à Montpellier Danse 2023

Désert d'amour-ph.Marson_metropole

 Le 43ème festival Montpellier Danse arrive a sa fin avec un regard tourné vers le passé et vers la danse contemporaine française des années 80-90, influencée par la révolution chorégraphique inventive outre atlantique, loin des ballets historiques académiques. Il fait appel à deux ballets majeurs : Désert d’amour de Dominique Bagouet et Ulysse grand large de Jean-Claude Gallotta, repris et/ou revisités, donnés successivement dans la soirée du 3 Juillet 2023.

 Désert d’amour

L’Opéra Comédie rend hommage à un montpelliérain Dominique Bagouet (1951 – 1992). Danseur, enseigné par les grands artistes dont Maurice Béjart, Martha Graham, Carolyn Carlson, Trisha Brown, Merce Cunningham et  primé au concours de Bagnolet en 1976, il devient un chorégraphe reconnu internationalement. Il fonde sa compagnie et est l’un des initiateurs du Festival Montpellier Danse. Son élan créatif se trouve stoppé par l’émergence du virus du sida dont il est victime.

Sa pièce Désert d’Amour, qui a fait l’ouverture du Festival en 1984, est remontée par Sarah Matry-Guerre avec Jean-Pierre Alvarez, interprète et assistant de la Compagnie Dominique Bagouet (1983 – 1989), membre fondateur des Carnets Bagouet collectant ses documents et transmettant ses pièces (cf Anne Abeille et autres collaborateurs). Laurence Louppe les définit comme «une œuvre vivante inscrite dans le corps des danseurs ».

Sarah Matry-Guerre, formée au Conservatoire de Montpellier, est aujourd’hui co-directrice de la W.E Compagnie basée à Montpellier et à Mexico City.

La pièce recourt aux actuelles technologies et restitue le style singulier de Dominique Bagouet qui n’a jamais voulu « aseptiser l’art de la danse dans un système » selon ses termes.

En pantalons bleu pâle et T-shirts blancs, neuf danseurs français et mexicains, dont Sarah elle-même, exposent d’emblée une mécanique corporelle subtile faite de hochements de tête, gestes segmentaires des bras, poignets et doigts, déplacements infimes…

Des mouvements faussement simples, des énergies contrôlées, des contacts retenus s’accumulent, guidés par une apparente économie motrice mais, en fait, volontairement poussés dans leur extrême précision ; des trajets spatiaux géométriques préalablement inscrits dans des diagrammes linéaires sont projetés sur écran en fond de scène et sur le sol blanc du plateau. Cette notation règle un ballet épuré où alternent des séquences limitées, saccadées ou fluides, soutenus respectivement par la musique électronique du compositeur Tristan Murail et par des morceaux mélodieux de Mozart, entrecoupés de passages dans le silence.

Le corps ne veut pas briller par une virtuosité académique mais par l’intensité de sa présence, sans fioritures expressives, émotionnelles ou narratives, « juste » en prise avec des évolutions multiples parfaitement définies et exécutées, proches du motion, not emotion de Merce Cunningham. Les intentions graphiques « bagouetiennes » qui se réalisent concrètement sont riches de l’unité psychomotrice de l’être, telle une nouvelle grammaire énoncée directement incarnée.

Fantaisie minorée et rigueur maximisée, désert d’amour et désir d’amour selon Bagouet, éclairage diffus et raie lumineuse défilent, jusqu’à une immobilisation finale, au sol.

Frissons dans la salle devant la réussite de cette reprise, respect et ovations à la mémoire de Bagouet.

Ulysse grand large

La deuxième partie de la soirée, met à l’honneur la période féconde des années 80-90 de la danse française, proposant l’oeuvre d’un autre danseur chorégraphe éminent, Jean-Claude Gallotta. Primé au concours international de Bagnolet (en 1976 et en 1980), fondateur du groupe Emile Dubois en 1979, il s’installe à la Maison de la culture de Grenoble.

De sa rencontre avec Merce Cunningham aux USA, il adopte la conception de pièces courtes à la manière des events, indépendantes de la musique, dont les assemblages sont à l’origine de la version initiale de la pièce Ulysse en 1981, pour huit danseurs, suivis ultérieurement de plusieurs déclinaisons.

Contrastant avec la sobriété savante de Bagouet, la volubilité de la danse éclate avec une nouvelle reprise-recréation privilégiant encore le héros mythique qui tient de l’Odyssée de Homère et du personnage fictif Leopold Bloom du Ulysse de James Joyce. La version de ce soir intitulée Ulysse grand large souligne la proximité de la mer avec les cris des oiseaux et le ciel étoilé, dans le théâtre en plein air de l’Agora.

Jean-Claude Gallotta maintient une relation moqueuse avec les ballets romantiques par des costumes aux coupes diverses et fantaisistes mais immuablement « blancs ».

Le chorégraphe est aussi danseur, il introduit en personne la pièce par un court texte malicieux autour de l’avenir du héros et de l’attente légendaire de son épouse. Ce dernier personnage lui inspire une autre pièce Pénélope, optant pour le noir en contre-point du blanc des Ulysse.

Au-delà de cette annonce, il glisse à petits pas serrés sur le plateau, accompagnant ainsi par intermittence le groupe intrépide de dix jeunes interprètes comme s’il observait le bon déroulement chorégraphique, muni d’un haut-parleur lors de l’une de ses apparitions.

On revit les pas cadencés et balancés, les roulades espiègles, les déplacements gymniques et néo-classiques spatialement retravaillés pour les dimensions scéniques de l’Agora, les refrains musicaux de Henri Torgue et Serge Houppin. Les traversées alliant grands jetés et galopades s’enchainent, s’insérant dans une continuité de mouvements véloces, rythmés, à l’image des courses ininterrompues de Lucinda Childs et de la technicité gestuelle de Trisha Brown.

La danse s‘écoule, séduit ; les groupes à l’unisson savent se disperser et maintenir un court solo, les duos enamourés sont propices aux portés audacieux. Les passages effrénés se répètent jusqu’à une dernière irruption de Gallotta qui parle d’« ensemble » alors que le groupe entame joyeusement les pas du début dans un élan qui ne voudrait pas s’arrêter…

Mais, sur un bruit de vagues déferlantes, les interprètes s’immobilisent, chaleureusement acclamés par le public. 

 La programmation de ce prestigieux festival assurée par Jean-Paul Montanari, directeur de Montpellier Danse et de l’Agora, cité internationale de la danse, a judicieusement retenu ces deux chorégraphies emblématiques.

Elles renvoient respectueusement à la mémoire chorégraphique, aux traces laissées par l’histoire de la danse et aux conditions de leur reviviscence, en révélant de possibles problématisations contextuelles non ou peu perçues, et -au-delà de prises de conscience- le maintien de la qualité artistique, la relation attentive et ouverte au corps contemporain, les modes de transmission interpellant une corporéité vivante et talentueuse.

Montpellier, 3 juillet 2023

Jocelyne Vaysse

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