Lumen

Chorégraphie : Jasmine Morand

ph.Gregory Batardon

La pièce Lumen de Jasmine Morand présentée au Théâtre des Abbesses est surprenante au plan chorégraphique et conceptuel. La chorégraphe suisse précise dans une interview que cette pièce a été précédée de deux chorégraphies –Underground en 2012 et Mire en 2016 ayant contribué à la mise en scène actuelle déroutante pour les spectateurs ; d’autre part son originalité doit aussi beaucoup au talent de la scénographe Neda Loncarevic.

 Les treize danseurs de la compagnie Morand évoluent sur un plateau incliné, surmonté d’un immense miroir.

Un son sourd puissant envahit la scène perdue dans l’obscurité mystérieuse d’où émergent dans un éclat de lumière un bras, une jambe, une main, un visage… Ces fragments de corps sont dédoublés sans que l’on puisse discerner le dispositif, si bien que le public est dans le doute quant à leur réalité charnelle ou à l’image reflétée de ce qu’il perçoit.

Des silhouettes furtives apparaissent et se dessinent, mêlées à des ombres mouvantes. Ces disparitions – apparitions se poursuivent, se complexifient et se transforment.  Par leur rapprochement aléatoire, les corps en viennent à former un amas humain compact pour ensuite se dissocier et s’éparpiller.

Des face-à-face entre les danseurs et leurs reflets s’organisent, orchestrant des scènes étranges, voire inquiétantes, grâce à des éclairages précis qui trouent l’obscurité. Les mouvements des interprètes créent des illusions spatiales donnant à observer des visions impressionnantes de montées ou de glissements inexorables jusqu’à parvenir au bord d’un gouffre. Telle est la suggestion dans/par le miroir au regard du public, alors même qu’il s’agit de déplacements par cambrures, reptation, à plat ventre sur le plateau que l’on peut à peine deviner.

Là est l’art de cette pièce : elle module et brise des perspectives, impose des brillances troublantes, démultiplie des corps mal discernés. Le spectateur est déstabilisé, emmené dans des imaginaires infinis et des fantasmes comme des avancées groupées comme des vagues, des plongées donnant accès au « monde inférieur », celui des ténèbres et de l’enfer, ou encore aux terriers d’animaux inconnus ou d’insectes mutants dont on découvrirait les existences et leurs agitations souterraines secrètes.

Dans d’autres tableaux, les danseurs accolés semblent encastrés ou, inversement, parcellisés par des raies de lumière crue qui les découpent. Ils réalisent aussi des alignements mobiles, scintillants, dus à une luminosité subtile et à leur justaucorps noirs moirés, au point d’entrer en résonance avec des œuvres de Pierre Soulages où la lumière creuse et fait vibrer les stries rectilignes de « l’outrenoir ». Un couple homme – femme jaillit d’un magma incertain comme si l’on saisissait la naissance de l’humanité. Puis les artistes allongés se figent dans une apparence macabre mais se réaniment, se soulèvent et réapparaissent assis.

Les corps s’humanisent sur un plateau qui se stabilise à l’horizontale, interrompant les effets reflétés qui faisaient office de réalité, tandis que la lumière blanchit, aveuglant au passage le public. Debout, redressés, les danseurs alternent des postures dos et face au public, se calant finalement dans un lent balancement exercé à l’unisson.

Ils abaissent alors le haut de leur costume et affichent des torses vêtus de T-shirt blancs, rééquilibrant la noirceur sublime de la pièce.

Le public apprécie grandement cette pièce, redoublant les applaudissements quand Jasmine Morand rejoint les danseurs de sa compagnie et vient saluer.

Paris, Théâtre des Abbesses, 14 Janvier 2023

Jocelyne Vaysse

 

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