Maguy Marin, l’Urgence d’Agir

Maguy Marin, marque la réflexion chorégraphique depuis trente ans. Sa vision de la danse, à la fois poétique et cruelle, questionne notre société, nos comportements, en plus en général les valeurs de notre monde. Dans ce film, réalisé par son fils David Mambouch, le spectateur partage son parcours, la genèse de son esthétique à travers des images qui évoquent la naissance de ses chef d’œuvres. Le film sortira en salle le 6 Mars prochain.

Le film, Maguy Marin, l’Urgence d’agir, convie le public à percevoir l’œuvre de Maguy Marin « de l’intérieur » observée à partir de ses pièces de réputation internationale et d’entretiens où elle évoque pudiquement son parcours de vie. C’est que le réalisateur du film, qui nous fait sentir au plus près la voie-voix de Maguy Marin, n’est autre que son fils David Mambouch. Acteur, scénariste, il a dès son plus jeune âge « boulingué » avec sa mère dans les salles de répétition, les coulisses des théâtres et les lieux d’hébergements en tournée.

 Maguy Marin, née en 1951 à Toulouse, témoigne de son approche académique initiale, très élargie par la fréquentation de l’école Mudra fondée par M. Béjart à Bruxelles en 1970, promotrice d’une danse éclectique mêlant les arts. Soliste des Ballets du XXème siècle, primée au concours de Bagnolet, elle fonde en 1978 les Ballets-Théâtre de l’Arche avec Daniel Ambash, puis en 1984 sa Compagnie Maguy Marin s’exprimant dans le style du tanztheater bauschien*, reçoit un Award américain en 2003 et un Lion d’or vénitien en 2016. Elle a dirigé le Centre chorégraphique national de Créteil (Ile de France) puis celui de Rilleux-La-Pape dans la métropole lyonnaise où elle vit.

Fille d’immigrés espagnols, Maguy Marin évoque avec émotion leurs portraits (sa mère couturière, le père et les frères dominateurs…) et leurs difficultés probables à vivre. Ce contexte explique peut-être la sensibilité socio-culturelle et même politique de Maguy Marin qui se répercute dans certaines œuvres.

La portée des mots et surtout la force des dires posturo-gestuels dansés chargés d’authenticité sont puisées dans la vie même des individus, contribuant à alimenter divers pièces nommées ou évoquées dans ce film biographique comme Babel Babel (Angers, 1982), Hymen (Avignon, 1984), Cendrillon (Lyon, 1985), Eh qu’est-ce-que ça m’fait à moi !? (Avignon, 1989), Waterzooï (Italie, 1993), Umwelt (Décines, 2004), Deux mille dix sept (Nancy, 2017), Ligne de crête (Villeurbanne, 2018)…

Le film, enrichi par des témoignages directs de Maguy Marin, pose particulièrement son attention sur la conception de May B. pièce phare de la chorégraphe, créé au Centre national de danse contemporaine d’Angers en 1981. Elle est particulièrement démonstrative de sa puissance créative et de sa finesse perceptive psycho-sociale, sans doute avivée par David Mambouch qui a dansé dans cette pièce en tant que remplaçant (un danseur blessé en 2013) et qui a organisé le filmage des interprètes sur scène muni de caméras embarquées (dispositif Talents Adami Danse).

 May B. s’intéresse aux corps impropres, laids, empêchés par les conditions même de la vie. Le film questionne « l’urgence d’agir », s’adressant à nous -public, citoyens du monde- qui tentons si péniblement de « vivre ensemble ». La pièce a d’ailleurs été transmise à l’école de danse Lia Rodrigues et créée dans la favela de Maré près de Rio de Janeiro (Brésil).

5 hommes et 5 femmes dans le dénuement, sans âge, figurent des personnages crasseux, aux liquettes loqueteuses, aux cheveux broussailleux et poussiéreux, aux dents noircis, aux visages blanchis recouverts d’argile qui se craquèle, de cette « argile » façonnée/façonnant l’humanité de ses origines à sa finitude, inlassablement féconde et renouvelée… Maguy Marin précise bien qu’il ne s’agit pas d’une présentation « clownesque », « qu’on ne joue pas », que la gestuelle émane d’observations « sans filtre » d’une foule (dans la rue, le métro…). Ils sont là, pathétiques face au public ; ils avancent à pas piétinés ou trainants, agglutinés ou alignés, aux attitudes frénétiques masturbatoires ou figées et hagardes, aux mouvements contradictoires d’entr’aide et de rejet, aux gestes ordinaires dont la répétition obstinée les prive de sens autant que les mots rabâchés et marmonnés. Jusqu’à la seule parole compréhensible fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir (1ère phrase de la pièce Fin de partie de Beckett, 1956) qui délivre -peut-être- ces gens englués dans une tragi-comédie absurde… Sauf à imaginer l’urgence  à considérer activement ses engagements individuels et sociétaux**.

Dans une autre pièce, Cendrillon (1985) évoquée dans le film, créée avec les danseurs de l’Opéra de Lyon,  Maguy Marin reprend, 4 ans après, le thème de la trajectoire de vie des individus au plan individuel et social. Nous, spectateurs, sommes plongés  dans l’univers de l’enfance avec des jouets sortant d’un coffre dans une « maison de poupée » animée mais cette approche aux allures de douceur est, en fait, une transposition de la comédie humaine où l’innocence et le grotesque se rejoignent, tout en rapportant l’histoire d’une fille, maltraitée par sa belle-famille, qui se prend à rêver.

On se rend compte à quel point l’histoire personnelle mais aussi contextuelle que Maguy Marin porte dans les fibres de son corps nourrit la profondeur de ses chorégraphies et transmet des messages sociaux  suscitant une réflexion « urgente » sur l’aliénation des hommes et le sort du monde.

On conçoit alors la longévité de la pièce exceptionnelle May B. – en fait intemporelle, transcendantale -, cependant elle ne résume pas son œuvre immense dont les déclinaisons chorégraphiques sont emplies de vérités humaines sans concession.

Ocean Films Distribution, réalisation David Mambouch

Jocelyne Vaysse

   * Pina Bausch est l’héritière de la « danse d’expression » (Ausdrucktanz) inaugurée par M. Wigman et R. Laban. Kurt Joos et Laban dont il est l’élève, prônent une danse liée aux autres arts (mime, théâtre). K. Joos dénonce à Paris la montée du nazisme avec sa pièce politique La Table Verte (1932), puis émigre en Angleterre en refusant de se séparer de ses danseurs juifs pour revenir en Allemagne après-guerre et enseigner à Essen la danse-théâtre (Folkwang Tanzbühne)

   ** Cette pièce est presque prémonitoire du désastre sanitaire qui diffuse dans le monde en 1983/84 avec l’épidémie du VIH responsable du SIDA. Le monde de la danse, très affecté, réagit avec des « chorégraphies de résistance » dont Good Boy (1998) d’Alain Buffard, Still Here (1994) de Bill T. Jones et You can see us (1995) avec Trisha Brown.  

 

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