Montpellier Danse 25 : Thikra, Night of Remembering d’Akram Khan et Manal AlDowayan

ph.Laurent Philippe
La pièce Thikra, Night of Remembering, création mondiale conjointement du chorégraphe anglo-bengalais Akram Khan et de la plasticienne saoudienne Manal AlDowayan, tous les deux de renommée internationale, a ouvert la 45e édition du Festival Montpellier Danse, du fait du désistement de la Batsheva Dance Company, empêchée à voyager, à cause de la conjoncture socio-politique tendue.
Akram Khan nous invite à rejoindre, en Arabie Saoudite, le site archéologique des ruines de la cité antique « Al-Ula » (1er siècle av J. C.), inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.
Les univers de Thikra, Night of Remembering
L’histoire dansée Thikra (en arabe « souvenir, mémoire), Night of Remembering, se situe d’emblée dans le monde du passé et de la commémoration, mais prolongé jusqu’au présent en convoquant simultanément l’espace universel des songes nocturnes, de la nostalgie et de la remémoration, et la réitération des rituels humains face à la peine éprouvée et au deuil, accompagnés d’une aura mystique ou spirituelle.
On apprend aussi que cette pièce fut initialement jouée dans les lieux même des vestiges de Al-Ula devant un parterre restreint, en Janvier 2025.
Le décor de la représentation de cette soirée, réanimant cette situation exceptionnelle, veut donc suggérer un vaste désert d’où émerge un monticule rocheux cachant en son creux une grotte. Dans l’obscurité profonde du plateau, une silhouette blanche inerte, allongée sur une pierre plate, se devine à l’avant scène, installant d’emblée une dramaturgie scénique et une ambiance de sacralité. D’autant plus que la face cachée de la pierre qui va être retournée, révèle des inscriptions, telles la découverte de gravures rupestres signifiantes et le respect qu’on doit à nos ancêtres.
Dans ce contexte, vont se dérouler des scènes inspirées de la mythologie et de la littérature, précision de Akram Khan dans une interview, en accord avec Manal AlDowayan. D’autre part, c’est la conception d’une communauté exclusivement féminine : quatorze interprètes s’expriment, vouant ainsi à la féminité un statut reconnu, rassemblant leur richesse en associant avec audace les apports du Bharata Natyam indien que certaines pratiquent et la dynamique mouvementée de la danse contemporaine occidentale.
Les femmes sont là, silhouettes regroupées, en sari ou robes longues, bras levés, l’une se tenant debout, hiératique, au sommet du rocher, d’autres approchant la femme blanche pour l’assister.

ph.Maxime Dos
Par un jeu de transposition, se distinguent au fil de la pièce des connotations costumées « en noir », « en rouge », « en blanc » introduisant des rôles féminins mythiques, des hiérarchies, des oppositions et des relations de sororité.
La chorégraphie
La danse se veut interactive, énergique ou emprunte de lenteur et de douceur, toujours précise, aboutie, raffinée, participant à colorer tel tableau. Les appuis affirmés rappellent des postures de danse indienne, les bras souples déliés et les poignets mobiles semblent délivrés promptement un mudra gestuel, message amplifiant la subtilité de l’histoire traduite par les corps en mouvement, les attitudes, les espacements et les trajets, les passages au sol, les moments de balancement à l’unisson, serrées et solidaires entre elles au point de donner à voir l’évolution syntone d’une masse compacte.
Des atmosphères émotionnelles de disparition, de désolation, de consolation se succèdent ; mais c’est aussi la proposition de gestes d’emprise, ou au contraire d’éloignement craintif cherchant la sollicitude et le soutien d’autrui, ou encore des attitudes agressives mues par une violence intérieure qui explose et impose la soumission d’une femme brutalisée face contre terre, ou aussi des instants de folie avec des agitations désordonnées. Soutenue par des chants et rythmée par des moments musicaux traditionnels et des percussions, se dévoilent peut-être la face noire de tout être, les débordements cathartiques suscités par la douleur mentale devant un linceul blanc ou par la cruauté de telle personne exposant sa noirceur par ses agissements.
Les affects s’emparent directement des corps, de la mémoire corporelle inscrite dans ses fibres, provoquant des temps suspendus où se rencontrent des rituels qui finissent par susciter des expressions collectives de dévotion, accroupies et courbées tête baissée, à l’égard d’une divinité, juchée sur le sommet du rocher, auto-couronnée.

ph.Laurent Philippe
Les civilisations de l’Orient et de l’Occident se rejoignent dans une sorte d’humanité primordiale d’où surgit l’essence féminine de la vie, la joie identitaire d’être, tout en conjuguant sur le plateau l’élan des cheveux longs de chaque femme, chevelure noire en liberté, à la fois réelle et symbolique, mêlant poésie et ardeur.
Une fumée blanche envahit doucement le plateau, vite surmontée de circonvolutions légères, et même célestes, peut-être éthériques, semblant peuplées d’images de réminiscence et de résilience, activant l’imaginaire tout en incitant chacun à une réflexion intérieure sur la mort et la matérialité des corps.
Cet aspect onirique et transcendantal, cette dramaturgie parfois difficile à suivre, l’emphase qui accentue encore certains passages, ne sont pas appréciées par tous les spectateurs.
C’est aussi une question de transmission, avivée quand on sait la décision de Akram Khan d’arrêter la création chorégraphique, Thikra étant l’ultime pièce réalisée, dont la beauté est aussi reconnue et applaudie.
Montpellier, Opéra Comédie, 24 juin 2025
Jocelyne Vaysse