Interview à Guillaume Côté

ph.Cylle von Tiedemann

Focus sur Nijinsky de John Neumeier, le ballet qui a ouvert avec succès la saison 2017-2018 de Transcendanses au Théâtre des Champs Elysées de Paris, avec le Ballet National du Canada.

Guillaume Côté, principal de la compagnie qui interprète le rôle de Nijinsky, témoigne du processus de création de John Neumeier et nous livre ses réflexions sur ce ballet qui, plus qu’une simple biographie, constitue une véritable cartographie de l’univers psychologique du grand danseur et chorégraphe qui a marqué l’histoire de la danse.

« Le processus de reprise de ce ballet a été très intéressant. J’en avais vu la représentation à Hambourg avec les danseurs de la compagnie qui l’avaient créé. Quand j’ai appris que la Ballet National du Canada devait le reprendre, j’étais très heureux. J’ai commencé mes recherches historiques à travers la lecture de livres, biographies et cahiers, pour connaître la vie et la personnalité de Nijinski. Au-delà des aspects historiques, ce qui était important était d’interpréter une chorégraphie, l’art avec lequel je travaille.

John Neumeier a voulu que le Ballet National du Canada, apprenne ce ballet directement à Hambourg pour avoir le contact direct avec ses danseurs. On restait longtemps ; nous avons pu échanger avec les danseurs pour rentrer dans l’esprit du ballet et surtout avec Neumeier, avec qui nous avons beaucoup discuté. Il nous montrait des documents, des illustrations sur la vie de Nijinsky, récoltés en tant que collectionneur et nous parlait de la découverte à Milwaukee de l’ouvrage The tragedy of Nijinsky, sa source d’inspiration. A la fin de cette première période, je pensais qu’il fallait rendre sur scène l’opinion de John Neumeier, comment il voyait et avait conçu la personnalité de Nijinsky. Il s’agit d’un ballet abstrait, construit avec une succession de vignettes mais qui retrouve son unité grâce à un approfondissement psychologique des personnages. Ce qui me passionnait dans l’apprentissage de cette œuvre était de savoir comment Neumeier justifiait sa construction pour comprendre l’abstraction qui le caractérise. Ce n’est pas facile rendre sur scène le processus d’une maladie, la folie de Nijinsky, sans adopter une structure narrative. C’est le talent de John Neumeier. Avec lui, les danseurs doivent s’investir beaucoup car chaque geste, chaque mouvement et chaque regard doivent être prégnants et surtout avoir une intention.

Les deux actes apparaissent différents, le premier plus attaché au réel avec la présence des membres de la famille de Nijinsky et le deuxième plus cérébral et tourmenté.

En fait, c’est là que la folie de Nijinsky se manifeste, provoquée par le début de la première guerre mondiale. Son entrée dans les anneaux qui constituent les décors de la scène symbolisent son inconscient et les traverser constitue le passage et le commencement du processus de sa folie. La sensibilité de Nijinsky fut particulièrement touchée par la mort et la violence de la guerre, il ne les acceptait pas car il croyait en l’humanité. C’est l’interprétation que Neumeier nous livre. C’est un acte très intense où je m’investis beaucoup. Tout est clair dans ma tête. Et ce n’est pas par hasard que Nijinsky se retrouve symboliquement tout seul avec Petrouchka, une marionnette, alors que la danseuse Karsavina reste à côté de Diaghilev. Tout cela exprime un profond sens de frustration.

Malgré les diversités il y a des analogies entre les deux parties. Par exemple, le début du premier acte montre Nijinsky assis sur une chaise avant sa dernière exhibition en tant que danseur,  comme  au début du deuxième. Et se révèle une idée chorégraphique bien réussie faire commencer et terminer la pièce avec les beaux décors de la salle de l’Hôtel Suvretta de St.Moritz où le danseur séjournait, ce qui donne une certaine unité à tout le ballet.  

Ce dernier est construit autour de 6 personnages principaux : Nijinsky, son frère dont il vit aussi la folie, sa mère, sa sœur, sa femme Romola et Diaghilev. A travers ce ballet, Neumeier nous rend sa vision personnelle de chacun d’eux qui reste plutôt neutre. Surtout les personnages de Diaghilev et de Romola, qui ont fait l’objet d’opinions différentes au cours des années. Pour Neumeier, Diaghilev représente pour Nijinsky la sécurité, il est un point d’appui et on le remarque dans le pas de deux intense qu’ils dansent ensemble sur les notes de la sonate pour viola et piano de Chostakovitch.  

Romola était vue par certains comme la pire des femmes, jalouse du rapport entre Nijinsky et Diaghilev. Ici, elle apparait comme très attachée à Nijinsky. Elle décide de le suivre et de rester avec lui malgré la folie, après avoir hésité et l’avoir momentanément quitté. Dans le ballet, elle sort de scène, comme pour l’abandonner, pour y en revenir ensuite et le suivre. C’est un de mes moments préférés du ballet.

Elle vit les phases de sa maladie, en rêvant qu’un jour il puisse redevenir la star d’autrefois. Elle est une figure attachante et toutes les nuances de leur rapport paraissent dans le pas de deux du deuxième acte, qui n’a rien de technique mais qui reste touchant. Les relations entre les trois personnages sont mises en avant dans le pas de trois: Romola est attirée et aime la personnalité de Nijinsky mais, en même temps, elle se sent trahie par sa relation avec Diaghilev. Elle voit se détériorer leur rapport aussi à cause de la maladie. Nijinsky s’attache à Diaghilev, son repère  qui arrive à lui donner des ailes mais qui collabore déjà avec Massine. Il est important de remarquer comment les âmes de ces personnages cohabitent ensemble. On reste surpris par la façon dont la musique de la XIème symphonie de Chostakovitch, créée en 1957 en souvenir de la révolution russe de 1905, s’adapte à la pièce et contribue à nous faire plonger dans l’atmosphère de ce ballet ; cette union est parfaite. Niijinsky reste un chef d’œuvre de Neumeier ».

Aujourd’hui Guillaume Côté, tout en restant principal du Ballet National du Canada, est chorégraphe résident. Il entend développer ses inclinations envers le cinéma et le théâtre, en adoptant un style chorégraphique basé sur la technique classique mais mélangée à une forte composante théâtrale.

Sa prochaine création, Frame by Frame, est un projet multidisciplinaire réalisé en collaboration avec Robert Lepage. Elle s’inspire de la vie de Norman McLaren, artiste passionné de danse classique qui fut un des maîtres du film d’animation et consacra sa vie à l’art cinématographique, ayant été l’inventeur de techniques telles que le slow motion et le stop motion. Cette création sera présentée à Toronto du 1er au 10 juin 2018 avec le Ballet National du Canada.

Propos recuiellis à Paris lors de la tournée du Ballet National du Canada (3-8 Octobre 2017) par Antonella Poli

 

 

 

 

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