Une passion dévoilée-Bellissima vida con tristeza y felicidad

Chorégraphie : Claude Brumachon

Si l’on parle des années d’or de la danse contemporaine française (1980-1990) on ne peut pas oublier Claude Brumachon et Benjamin Lamarche. Dans l’effervescence chorégraphique de ces années-là, ce duo qui dans le temps est devenu soudé avait commencé à composer… au moins à chercher son style…sa voie pour s’imposer. Ils ont parcouru un long chemin, ingénieusement raconté avec leur chair et leur cœur lors de la conférence dansée, Une passion dévoilée, organisée dans le cadre de la XXVème édition du festival Faits d’Hiver.

La salle intime du Regard du Cygne permettait aux spectateurs de presque les côtoyer sur scène. Et ce long voyage de quarante ans de carrière artistique sillonnée par de nombreuses tournées, est symbolisé par les valises posées sur le sol de la scène, contenant une dizaine de costumes originaux portés à l’époque de leurs créations et aujourd’hui accompagnant les extraits des pièces présentées tout au long de la soirée.

Leur récit commence dès leurs débuts : la rencontre (le coup de foudre !) de Claude Brumachon avec Benjamin Lamarche qui dansait dans le jardin du Luxembourg. L’alchimie entre les deux jeunes artistes est très vite arrivée. Ils participent au Concours de Bagnolet (1983) et le remportent. Ils n’avaient pas encore des grands moyens et ils avaient choisi comme costumes deux combinaisons tricotées à la main, comme celles qu’on utilise aujourd’hui comme vêtements de réchauffement. Le public les retrouve sur scène comme ce jour-là…habillés avec les mêmes vêtements précieusement conservés.

Au-delà du concours, les deux artistes commencent à réfléchir, à se questionner, la recherche de leur propre style devenant presque une obsession : dans l’effervescence chorégraphique de l’époque et par les nombreuses rencontres d’autres artistes, le choix esthétique est contrasté, s’interrogeant sur l’adoption d’un langage qui devait privilégier la forme et les lignes ou plutôt le chaos, les émotions et les affects.

Avec Texane (1988) ils opèrent à la fois une synthèse et une rupture : leur gestuelle s’affirme avec sa brutalité et sa force qui sait aussi se tourner vers la douceur et le flottement comme ce fut le cas dans Le piédestal des vierges (1988). Leur recherche autour du mouvement nait « d’un désir d’étincelle ». Puis, ils se confrontent aux sujets historiques, notamment avec Folie (1989), pièce créée à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française. Puis suivent les mythiques créations Fauves (1991), riche d’énergie, de tension, de violence sourde où le corps est mis à vif et Les Indomptés (1992, entré dans le répertoire de l’Opéra de paris en 2021), pièce charnelle et sensuelle. Et le public a la chance de profiter de quelques extraits.

Scènes de désir ou de souffrance, de violence et de sensualité, leurs pièces sont des récits de l’indicible, des miroirs de mondes intérieurs déchaînés, poussés jusqu’au bout de leur loi. Claude Brumachon et Benjamin Lamarche se font chercheurs de mouvements poétiques et énergiques. Ils créent une danse tour à tour énergique et tourmentée, lyrique et passionnée, élevée et romantique puis terrestre et lourde de sens. Claude et Benjamin créent à partir du corps pour le corps avec le corps.

Leurs danses sont autant d’histoires de groupes qui se partagent l’espace de vie, que de solitude face au monde. Une recherche autour d’un geste irrationnel qu’ils appellent le geste juste, nécessaire et non gratuit.

En 1992 ils fondent le nouveau Centre chorégraphique national de Nantes, une nouvelle aventure. Ils voyagent au Nigéria, en Corée, Australie, au Chili instaurant des dialogues corporels avec les danseurs locaux. Leurs danses déambulatoires au musée de Beaux-Arts de Nantes (Opulences tragiques, 2012), au musée Bourdelle (Ecorchés vifs, 2003) ou au musée Zadkine de Paris (Les exilés, 2014) font revivre les corps figés dans les œuvres d’arts, leurs chorégraphies les pénètrent captant leur sens. Phobos (2007), Le Festin (2005), Icare (1996), Carmina Burana (2016) pour le Grand Ballet de Genève étendent la palette chorégraphique toujours en train de chercher de nouveaux chemins. Surprenants, ils continuent à créer sans interruption après avoir quitté le Centre Chorégraphique de Nantes en 2017.  Le mois de Septembre 2022 ils ont présenté à Biarritz dans le cadre du festival Le Temps d’aimer Les élucubrations de Toinette inspiré de l’univers de Molière et d’autre part dans celui de Faits d’hiver leur toute dernière création Bellissima Vida con tristeza y felicidad .

Bouillonnants créateurs, ils ne cessent jamais de se remettre en cause : danser, danser à tout âge et étonner avec leurs corps et leur imaginaire.

Bellissima vida con tristeza y felicidad-ph.JJ Brumachon

La passion continue…Bellissima vida con tristeza y felicidad

C’est un album de famille aux multiples pages qui se tournent devant le public, vécu par Claude Brumachon et Benjamin Lamarche à Micadanses. 

Une vaste succession de scénettes occupe le plateau, mettant en syntonie la musique et la danse. En fait, c’est la musicalité et la mémoire des corps qui retiennent l’attention, soutenue par une atmosphère créée par de nombreuses partitions musicales -de la Lettre à  Elise de Beethoven aux sonorités jazzy rythmées- et par des chansons aux divers accents qui font voyager -en espagnol, en anglais, en français-, mais aussi par des tirades logorrhéiques ou encore par des silences profonds.

Deux hommes et deux femmes d’âge différents, comme la monstration d’une chronologie du temps qui passe mais aussi d’un regard tourné vers le passé, proposent et exposent des moments de vie emprunts de joie ou de nostalgie.

Des pans d’existence défilent, animés par des cohortes de mouvements justes, saccadés ou langoureux, un temps désarticulés et recombinés, interrompus par un clin d’œil au « grand plié classique » ; des ondulations du torse et du bassin ; des passages en souplesse au sol, roulades et relevés toniques où l’âge n’a pas de prise ; des face à face risqués ou des jeux en miroir, et encore une gestuelle ralentie, des sauts et ressauts, des courses le long du périmètre de la scène, des exhibitions amusées… Une plongée dans un deuil sincère et la théâtralisation d’Antigone dans sa longue tunique grecque avivent la vie émotionnelle.

Le dévoilement discret d’une intimité se joue sur une modeste table de cuisine en formica où les deux hommes nus en slip glissent l’un envers l’autre des gestes doux, installent des agrippements, des torsions audacieuses accolant leurs peaux.

Puis la table devient lieu de discussion où les quatre artistes, assis, s’observent et gesticulent, comme le sont des repas de famille.

C’est aussi la séquence de l’ample jupe majestueuse de Claude qui sait initier des vagues voluptueuses et virevoltantes, balayant le plateau parsemé de pétales rouges de coquelicot ; et aussi celle de la jeune femme qui défait prestement une petite robe et réapparait en pantalon et nez rouge de clown.

Pour les artistes, c’est à chaque fois le renvoi à des souvenirs précis, émouvants. Ces parcelles de vie véridiques ne sont pas connues du public dans leur réalité, sauf pour quelques spectateurs amis qui décèlent l’intention et le sens de telle mise en scène.

Reste alors pour les « ignorants » à apprécier la qualité et la vitalité de ces mises en mouvement, leur poésie, leur transition et transformation coulée d’une scène à l’autre.

Cela ne manque pas de convoquer l’imaginaire qui surgit au décours de tel passage chorégraphique ou de telle chanson, et/ou de provoquer des réminiscences propres à chaque spectateur. Tous ont témoigné leur plaisir à assister à cette présentation originale lors du salut des interprètes et lors de la rencontre avec ces derniers dans un moment convivial à l’issue du spectacle.

Festival Faits d’hiver, 27 et 30 janvier 2023

Antonella Poli

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