Winterreise

Chorégraphie : Angelin Preljocaj

Distribution : Ballet Preljocaj

Musiques : Schubert

ph.JC Carbonne

Dans le cadre du Festival Montpellier Danse, Angelin Preljocaj présente au Corum sa création WinterreiseVoyage d’hiver dansée par sa propre compagnie, le Ballet Preljocaj.

Winterreise résulte d’une triple rencontre féconde : celle de la sensibilité de Angelin Preljocaj ; celle de sa découverte des 24 poèmes de Wilhelm Müller (1794 – 1827) dont les vers racontent une destinée poignante ; celle de leur mise en musique par le compositeur autrichien Franz Schubert (1797 – 1828) réalisant le « Cycle de lieder » achevé en 1827.

Cette date coïncide avec la mort de Ludwig van Beethoven et de celle de W. Müller; elle précède de quelques mois la mort précoce de Schubert à 31 ans (due à la fièvre typhoïde sur une santé fragile), d’où l’interrogation fréquente d’un pressentiment morbide chez ce dernier qui aurait teinté cette œuvre.

Les lieder se répartissent en deux recueils, l’un proche des douloureux états intérieurs humains, l’autre proche de la nature. Ils alimentent le romantisme allemand, l’esprit tourmenté du « Sturm und Drang » saturé d’ambiance sombre et passionnelle voire mystique, de rêveries chagrines, d’errances lugubres, de désespoir déchirant. Ou absolu comme celui, sanglant, radical, du suicide du jeune Werther par coup de feu, obstinément amoureux de Charlotte mariée à un ami, héros du célèbre roman de Johann Wolfgang Goethe écrit en 1774.

La mise en scène somptueuse de Angelin Preljocaj, alliée à la voix chaude vibrante du baryton Thomas Tatzl accompagné par James Vaughan au pianoforte, présents en live, transcendent la poésie, la musique, le chant et les envolées chorégraphiques virtuoses de ce « Voyage d’hiver » singulier mais aussi existentiel où s’expriment, dans une Nature que l’on imagine vaste et tempétueuse, la vision dramaturgique de la vie.

 Dans une interview menée par Chroniquesdedanse en amont de la création à la Scala de Milan, Angelin Preljocaj précise son souhait pour « une écriture chorégraphique délicate…. La version de Winterreise que j’ai choisie est l’originale, composée pour piano et chant parvenant à créer une intimité plus étroite avec la musique par rapport aux autres versions avec orchestre », considérant les lieder « non pas individuellement  mais comme s’ils formaient une seule et même entité ». « Je me suis laissé transporter avant tout par la sensation totale que la musique de Schubert provoquait en moi ; et c’est l’aspect qu’il m’intéresse le plus de transmettre au public ». « Le chemin qui mène à la mort, lent, progressif, se poursuit pendant toute la durée des vingt-quatre lieder », fruit d’un travail créatif en interaction avec les danseurs de sa compagnie, optant pour la version douce de ce scénario funeste.

 D’emblée, un climat de profonde mélancolie pénètre le spectateur d’une manière aussi impalpable que la neige « noire » qui a tapissé le plateau, absorbant toute trace, sans bruit, sans violence. Et pourtant…

Dans le premier tableau, l’espace infini s’emplit de minuscules flocons qui volètent alors qu’un adage tout en grâce et en souplesse se déroule. Le duo est rejoint par d’autres couples exprimant des enjeux autour de la séduction féminine par le maniement d’éventails et le tourbillon de longues jupes noires.

Ainsi, s’amorce cette histoire triste d’un jeune homme nostalgique en proie à la déception amoureuse, basculant progressivement dans le désespoir ; son âme blessée est envahie par des sentiments de détresse qu’il ne saura pas contenir jusqu’à s’abandonner à la mort. La lente montée de la souffrance et quelques soubresauts de résistance envers cet attrait du suicide traversent les corps des interprètes pendant les tableaux successifs, dans un décor dépouillé, en résonance avec un lied chanté par le baryton. 

Duo, trio, déplacements en chœur foulent la neige qui s’envole et scintille. Passages au sol en lenteur et langueur, portés prodigieux, traversées hâtives du plateau transposent l’angoisse, l’exaltation, la lutte intérieure vaine et l’égarement du marcheur solitaire.

« Dois-je m’indiquer moi-même mon chemin / Et m’en aller au milieu des ténèbres, Mon ombre seule, au clair de notre lune M’accompagnant où me mènent mes pas » dit le poème.

Jusqu’au moment où tout se « congèle » (Congélation, titre d’un lied). Les pas se ralentissent, les attitudes se posent, puis dans une immobilité qui semble irréversible, seule la neige tombe, sans répit.

« Des gouttes gelées tombent/ De mes joues sur la terre…En vain, je cherche dans la neige/ La trace de ses pas… »

On est enveloppé par cette atmosphère grandiose, propice au « sentiment océanique*». Mais les enchainements magnifiques des danseurs relancent la vie ; ils virevoltent, marchent vers l’avant-scène dans des costumes d’un noir, brillant, moiré, satiné, contrastant avec la blancheur de la neige.

Si l’hiver est là, Angelin Preljocaj a aussi pris le parti d’évoquer l’automne par les tons ocre, marron et violacé d’autres costumes. Plusieurs trios s’animent, cherchent le contact et la réciprocité.

En fond de scène, des panneaux verticaux translucides encadrent des silhouettes qui se détachent et s’avancent. Une femme enlève la cape brillante qui la masquait, attirant un homme qui la soulève dans des portés étourdissants.

ph.JC Carbonne

Ébranlant émotionnellement le public, des scènes plus colorées, lumineuses, puissantes se succèdent dans un déploiement chorégraphique savant, démultipliant la beauté des mouvements dansés fluides mais précis, vifs, accentués. Puis les artistes se dispersent et seule une femme demeure allongée au sol.

Toi qui bruissais si joyeux / Toi fleuve clair et impétueux/Dans les profondes gorges rocheuses/ Un feu follet m’a attiré

La scène s’éclaire, rougeoie jusqu’à son embrasement total, incandescent, puis le ciel se plombe et blanchit ; la danse en nuance témoigne du bouleversement intérieur dévastateur du jeune homme, faisant craindre une plus ample désolation.

Comme la tempête a déchiré/ Le gris manteau du ciel !

Il neige à nouveau, imperceptiblement. Surgit alors une silhouette virginale dans un long voile blanc, face à un inconnu en noir. Maitrise, encerclement d’un homme à terre, inerte, par un groupe de danseuses qui jettent sur lui une poussière de neige irisée.

 C’est le moment et le signe de la mort, en douceur, d’un jeune voyageur, perdu dans les dédales de son âme.

Un tonnerre d’applaudissements déferle pendant le salut des interprètes, rejoints par le baryton et le pianiste, il redouble d’intensité à l’arrivée sur le plateau de Angelin Preljocaj qui déclenche une totale et magistrale standing ovation.

Magique. Sublime. Exceptionnel.

Montpellier, Corum, 2 Juillet 2019

Jocelyne Vaysse

* Le « sentiment océanique », décrit par R. Rolland et S. Freud (1929), est cet état transitoire subjectif de conscience modifiée créant un effacement des limites du corps qui permet une communion totale avec la nature ou une fusion avec l’espace cosmique. Il procure un vécu souvent merveilleux d’harmonie ou d’expansion idéalisée de soi-même, parfois vertigineux et terrifiant, volontiers teinté de spiritualité ou d’union indissoluble avec le grand Tout. Puis tout rentre dans l’ordre.

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